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Numéro
Histoire Epistémologie Langage
Volume 41, Numéro 2, 2019
Prescriptions en langue
Page(s) 7 - 11
DOI https://doi.org/10.1051/hel/2019014
Publié en ligne 28 janvier 2020

L’attention portée à la norme et aux prescriptions en langue sous leurs différentes formes fait l’objet de bien des publications. Nous en citions récemment dans La prescription linguistique : applications et réactions (Candel et Kibbee 2018), fruit d’un colloque international sur ce sujet en 20071. Les textes ci-dessous sont, eux aussi, tirés majoritairement de ce colloque et des débats qu’il a suscités. Le sujet demeure d’actualité, et si une actualisation des références bibliographiques ne nous a pas paru s’imposer, il est intéressant de citer quelques travaux plus récents, tels Liberté de la langue françoise dans sa pureté de Scipion Dupleix (Dupleix 2018 [1651]) ; Remarques sur la langue françoise de Claude Favre de Vaugelas (Vaugelas 2018 [1647]) ; Normes linguistiques et terminologiques : conflits d’usages (Candel et Ledouble 2017), Prescription and Tradition in Language (Tieken-Boon van Ostade et Percy 2017), Language and the law (Kibbee 2016), ou encore Fixing English. Prescriptivism and Language History (Curzan 2014).

On a coutume d’appeler « prescription en langue » toute forme d’intervention directive sur la langue, qu’elle soit officielle, institutionnelle ou bien informelle. Et l’on oppose volontiers la prescription à la description. On peut cependant se demander si ce clivage est justifié.

La question est prise en compte d’emblée dans les pages qui suivent, en particulier par John Joseph : on peut voir dans le degré d’efficacité ou d’inefficacité de ces efforts un mode d’évaluation du naturel en langue. L’officialité des prescriptions peut prendre différentes formes : les remarques de l’époque dans les textes du XVIIe siècle étudiés par Gilles Siouffi n’ont pas la force du droit et, comme pour les Femmes savantes de Molière, les recommandations s’imposent parfois par… le ridicule. Les efforts ainsi portés sur la correction de la langue donnent lieu à une réflexion publique illustrée dans les chroniques de langage. Au XVIIe siècle, toujours, comme le démontrent Philippe Caron et Wendy Ayres-Bennett, les « remarqueurs » peuvent être analysés comme des révélateurs de la sensibilité normative en France. Mais on note que toute intervention dans le parler d’autrui, comme l’expliquent Douglas Kibbee et Alan Craig dans une analyse s’étalant du XVIIe siècle jusqu’à l’époque contemporaine, peut être considérée comme prescription, et si certains ne voient là rien de linguistique, rien de scientifique, il s’agit pourtant bien d’un comportement linguistique naturel. Pour Jean-Michel Éloy, le rôle de l’État, du corps politique dans son ensemble, est à analyser, et sans doute y a-t-il lieu de conclure que l’implication de l’État n’est pas assurée en tant que telle : il n’y aurait pas de prescription linguistique d’État. Pourtant, comme on le voit dans les analyses de Danielle Candel, des prescriptions terminologiques sont bien analysables dans le cadre des travaux de terminologie officielle en France, où l’État, de nos jours, cherche à intervenir plus directement, et de façon organisée. À un stade sans doute bien plus frappant encore, l’étude de Sylvie Archaimbault donne un autre exemple, d’une contemporanéité marquante : il s’agit des lois visant à protéger et à promouvoir la langue officielle de la Fédération de Russie, la langue russe en général : importent ici aussi bien l’usage du russe en général, que l’usage d’un niveau de langue normé, disons normalisé.

L’ensemble des études présentées dans le dossier invite le lecteur à réfléchir d’une part à la diversité et à l’unité d’une langue, et d’autre part au rôle joué par divers éléments de la société pour ménager les forces centrifuges et centripètes de toute langue. On pourrait distinguer finalement, dans l’efficacité ou l’inefficacité des efforts prescriptifs analysés, une façon d’évaluer dans la langue le « naturel ».

John Joseph situe les prescriptions normatives dans un cadre distinguant nature humaine et raison humaine. Les formes et les structures qui rappellent les faiblesses de l’homme – les passions, le mensonge, l’égoïsme – sont à la frontière entre le structurel et la pragmatique, une frontière qui n’était pas reconnue avant les conceptions modernes de la linguistique. Il nous rappelle les injonctions plus anciennes – d’Aristote contre les passions, de la tradition chrétienne contre le serment comme mensonge, de Pascal, de la subjectivité du « je » dans une science qui se veut objective. Toutes ces injonctions cherchent à limiter la langue à l’expression de la vérité. Mais en même temps, précise J. Joseph, ce sont des éléments naturels. La linguistique moderne, même si elle n’inclut pas dans son domaine ce genre de normativité, retient ce schisme entre la norme et le naturel.

Gilles Siouffi situe son étude des « normes » et des « prescriptions » du XVIIe siècle « dans l’espace des “remarques sur la langue” ». C’est aux « limites » qu’il s’intéresse, ces « limites » formant le dernier élément de l’intitulé du colloque à la source de la présente publication. L’auteur, qui s’attache aux discours « explicitement anti-prescriptifs », aux facteurs culturels en lien avec une certaine neutralisation des prescriptions et enfin aux possibles raisons d’un décalage entre « prescriptions » et usages effectifs, expose ici les deux premiers de ces trois points. Revenant sur les définitions et l’évolution de termes fondamentaux tels « norme » ou du vocabulaire des « remarqueurs », G. Siouffi souligne l’ambiguïté de la prescription au XVIIe siècle, plus précisément de ce qui balance entre « recours à l’“usage” » et « prescription ». Finalement, il apparaît que l’établissement des normes, lié à l’insécurité, relève plus d’oppositions que de consensus.

Remarques et remarqueurs sont au cœur de l’étude de Philippe Caron et Wendy Ayres-Bennett, qui formulent la définition de la norme dans la première moitié du XVIIe siècle puis évoquent les effets de la norme ainsi définie sur l’usage dans la seconde moitié du XVIIe siècle. L’exclusion de l’usage du Palais se situe dans les luttes entre le roi et le Parlement de Paris, luttes exemplifiées par les hésitations du Parlement à enregistrer la création de l’Académie française. Les auteurs examinent ensuite la portée des recommandations des remarqueurs, à commencer par Claude Favre de Vaugelas (1647). À quel point ces remarqueurs influent-ils sur l’usage ? La comparaison de l’usage prescrit et de l’usage représenté dans le corpus Frantext montre que le jugement de Vaugelas a le plus souvent été bon. Il est plutôt observateur des tendances de son époque que prescripteur d’un code artificiel.

Douglas Kibbee et Alan Craig contestent le clivage entre la normativité et la nature. La prescription fait partie des comportements linguistiques naturels. Une science de la langue devrait alors chercher la logique des prescriptions. Ils analysent les manuels d’usage de la première moitié du XIXe siècle afin de comprendre cette logique, en considérant les catégories de fautes visées, la justification de ces rectifications, le dire de la norme et d’autres aspects de l’activité prescriptive. En comparant les manuels, ils recherchent la nature de cette normativité trop souvent exclue de la science de la linguistique.

Jean-Michel Éloy expose les différentes valeurs de la « norme », qu’il distingue précisément de la « prescription », qualifiée de plus « étroite » et plus « concrète ». Norme et prescription sont étudiées en lien avec la politique, l’État. Le rôle joué par l’État est largement évoqué dans l’établissement du corpus de la langue (le « corpus », rappelons-le, s’opposant au « statut »). L’auteur distingue « l’État-législateur », « l’État locuteur » et « l’État-organisateur », et ainsi sont exploités divers niveaux linguistiques de la langue, permettant l’établissement d’une grille de repérage des thèmes traités. Ces éléments d’analyse sont remis en perspective par rapport aux sciences du langage elles-mêmes. Le pendant de l’intervention de l’État sur la langue, sur la norme, est-il rappelé, c’est le terrain de l’idéologie linguistique, celui de la « légitimité », de la « légitimisation », du « légitimisme ». En conclusion, l’État en France a une certaine légitimité quant au statut de la langue, mais non quant au corpus.

Ce sujet rejoint tout naturellement celui des deux articles suivants, qui traitent clairement de la période contemporaine, où l’État est présenté comme cherchant effectivement à se montrer législateur, mais plus ou moins selon les cas, et plus ou moins clairement.

Danielle Candel se penche sur différents modes de prescriptions décelables dans les listes de termes recommandés par le circuit de terminologie officielle en France, tel qu’il fonctionne de nos jours et depuis plus de vingt ans (suite au décret Juppé de 1996). Différentes dynamiques peuvent y être observées, en fonction des catégories de « remarques » exprimées dans le champ des « notes », de marques d’usage complétant certaines des fiches proposées, ou encore de remaniements de fiches en différentes périodes. Elle évoque les sources possibles de ces constats, des nuances ou des changements induits par les types de catégorisations décelables, les applications possibles de ces changements et leurs effets. Elle tente de considérer ces éléments de prescription officielle comme on le ferait dans le cadre d’une analyse métalexicographique et terminologique tout à la fois.

L’État russe adopte des lois pour protéger et promouvoir la langue, comme le montre Sylvie Archaimbault en revenant sur des évènements politiques de Russie et sur leur impact sur la langue. La limitation de la liberté d’expression dans les manifestations et lieux publics est patente dans la Fédération de Russie. L’auteure explique le besoin de légiférer sur la langue, comme après la pérestroïka où toutes les libertés, voire les emprunts à l’anglais et les expressions grossières, étaient possibles. En réaction est requis « un ordre linguistique légal » (la loi russe s’inspirant du modèle français !). La défense de la langue est déplacée sur le terrain législatif, comme dans la loi de 2005, reprise en 2014, relative au statut de la langue officielle et visant donc à interdire ces « grossièretés » « dans la sphère publique », une sphère en vérité mal définissable. Finalement, on se trouve là devant une « police de l’expression », c’est une « censure ».

Références

  • Candel, Danielle et Kibbee, Douglas A. (éd.), 2018. Études de linguistique appliquée 191 (« La prescription linguistique : applications et réactions »), Paris, Didier Érudition – Klincksieck. [Google Scholar]
  • — et Ledouble, Hélène (éd.), 2017. Cahiers de lexicologie 110 (« Normes linguistiques et terminologiques : conflits d’usages »), Paris, Classiques Garnier. [Google Scholar]
  • Curzan, Anne, 2014. Fixing English: prescriptivism and language history, Cambridge, Cambridge University Press. [Google Scholar]
  • Dupleix, Scipion, 2018 [1651]. Liberté de la langue françoise dans sa pureté (éd. Douglas Kibbee et Marcus Keller), Paris, Classiques Garnier. [Google Scholar]
  • Kibbee, Douglas A., 2016. Language and the law: linguistic inequality in America, Cambridge, Cambridge University Press. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Tieken-Boon van Ostade, Ingrid et Percy, Carol, 2017. Prescription and tradition in language: Establishing standards across time and space, Proceedings of the conference held at the Leiden University Centre for Linguistics, June 2013, Bristol / Blue Ridge Summit, Multilingual Matters. [Google Scholar]
  • Vaugelas, Claude Favre de, 2018 [1647]. Remarques sur la langue françoise (éd. Wendy Ayres-Bennett), Paris, Classiques Garnier. [Google Scholar]

1

Colloque « Prescriptions en langue (histoire, succès, limites) ». Le comité scientifique de ce colloque était composé de Danielle Candel, Douglas A. Kibbee, Sylvie Archaimbault, Andrew Linn et Ingrid Tieken-Boon van Ostade. Organisé grâce au CNRS et à l’université Paris Diderot, il s’est tenu au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et a bénéficié de l’aide du conseil régional d’Île-de-France.


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