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Histoire Epistémologie Langage
Volume 41, Numéro 2, 2019
Prescriptions en langue
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Page(s) | 13 - 23 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/hel/2019016 | |
Publié en ligne | 28 janvier 2020 |
La norme et le naturel
The University of Edinburgh, Linguistics and English Language,
Edinburgh, Scotland
Les études de normes langagières ont visé des caractéristiques formelles à un micro-niveau, laissant les normes de la pragmatique du discours à l’histoire de la rhétorique. Mais avant l’époque moderne, on n’observait pas de distinction nette entre le « structurel » et le « pragmatique ». Cet article examine trois normes établies de longue date, qui se situent à la jonction des deux éléments, le pragmatique et le culturel : l’injonction aristotélicienne contre l’appel à l’émotion dans l’argumentation, l’injonction chrétienne contre le serment et l’exclusion par Pascal de la première personne du singulier dans le discours scientifique. Toutes trois sont axées sur la vérité et sur la perception des passions comme sources d’erreur. Les passions sont « naturelles » – elles intègrent le corps dans le mental – et les normes sont forgées en vue de contrôler le naturel dans le langage.
Abstract
Studies of linguistic norms have focussed on micro-level formal features, leaving norms of discourse pragmatics to the history of rhetoric. Yet until modern times no clear division was recognised between the “structural” and the “pragmatic”. This paper considers three long-standing norms that operate at the interface of what are now classified as pragmatics and structure: the Aristotelian injunction against appeals to emotion in argumentation, the Christian injunction against swearing, and Pascal’s exclusion of the first-person singular from scientific discourse. All three are focussed on truth, and the passions which are perceived as a source of error. The passions are “natural” – they integrate the body into the mental – and norms are forged in order to control the natural in language.
Mots clés : Normes / naturel / passions / problème corps/esprit / Aristote / serments / Pascal
Key words: Norms / natural / passions / mind/body problem / Aristotle / swearing / Pascal
© SHESL, 2020
L’une des plus anciennes normes linguistiques de l’Europe est la suivante, qui date du ve siècle av. J.‑C. :
Nos XII Tables, si réticentes envers la peine capitale, réclamèrent ce châtiment, entre autres, pour celui qui avait soit chanté, soit composé un poème de nature à jeter du discrédit sur quelqu’un1.
Le chant ou le poème – carmen en latin – fut tout à fait différent du parler ordinaire. Non seulement un genre, mais un tout autre domaine d’activité verbale, où la langue remplissait sa fonction originale et divine d’incorporer le pouvoir et la connaissance qui relient les hommes aux dieux. Le mot « incantatoire », lié à « chanter » et « enchanter », nous rappelle cette force surnaturelle. Dans le domaine du carmen, ce qui est dit n’est pas de l’opinion. On prête serment sur chaque mot, effectivement. Écrit en latin plutôt que dans le parler vulgaire, et versifié, le chant porte le sceau de la divinité, surtout s’il est mis en une musique qui vibre avec l’harmonie pythagoricienne des sphères. Personne n’est autorisé à rejeter ce qu’il affirme, même si la raison dit que ce qu’il affirme est faux.
La loi romaine ne dit rien quant à la vérité du chant. Nous sommes dans un monde où la langue est magique dans son essence, préalable à la raison, qu’elle conserve le pouvoir de surpasser. Un Romain de cette époque était libre de dire ce qu’il pensait d’un autre, pourvu que ce fût dans le parler ordinaire, non pas versifié, non pas dans la langue au plein sens du terme. C’est là qu’entre en jeu la magie.
La loi des XII Tables réglemente le contenu conjointement avec son expression. Ce n’est pas ce que nous sommes habitués à considérer comme une « norme linguistique ». Mais l’étude des normes linguistiques est restée assez conservatrice en visant presque exclusivement la normalisation des traits formels, au niveau de la phonologie, de la morphologie, de l’orthographe et du lexique. La syntaxe et la sémantique ont occupé un tout petit espace, tandis que souvent les niveaux au-delà de la phrase, y compris la pragmatique du discours, ont été laissés à l’histoire de la rhétorique ou à celle des idées linguistiques. En revanche, la linguistique synchronique a progressivement étendu sa compétence à ces niveaux plus « élevés » ; l’étude des normes linguistiques ferait bien de suivre son exemple, en reconnaissant que, jusqu’à l’époque moderne, on n’a reconnu aucune division nette entre le « structural » et le « pragmatique ».
Considérons maintenant l’injonction faite par Aristote dans sa Rhétorique contre les appels à l’émotion dans l’argumentation :
L’attaque personnelle [diabolē], l’appel à la pitié, l’excitation à la colère et aux autres passions analogues de l’âme ont en vue non l’affaire elle-même, mais le juge. […] Il ne faut pas faire dévier le juge en le poussant à la colère, à la haine, à la pitié. C’est comme si l’on faussait d’avance la règle dont on va se servir. De plus, il est évident que, dans un débat, il faut montrer que le fait est ou n’est pas, ou bien a été ou n’a pas été, et ne pas sortir de là2.
Les chapitres suivants donnent des détails précis sur les moyens structurels de la langue qui permettent de toucher les émotions. S’il est vrai que d’innombrables générations d’hommes politiques et de juristes se sont servies de la Rhétorique pour faire précisément ce que son auteur condamna comme contraire à l’éthique, cette œuvre d’Aristote fixait pourtant un ensemble de normes linguistiques. Pour Aristote, les passions sont un obstacle à la vérité dans la langue. En même temps, elles sont un élément indispensable à son modèle de production et de réception de la parole. Cela les rend particulièrement dangereuses, car le jugement n’est pas partie intégrante de la parole. Il appartient à l’esprit seul, alors que les passions se situent à l’interface de l’esprit et du corps (voir Joseph 2018, p. 55-65). La parole peut procéder directement des perceptions, par exemple, sans que le jugement y prenne part.
La norme rhétorique établie par Aristote vise à écarter les passions du logos, la langue au sens strict, sans suggérer que l’on pourrait les éliminer de la phonē, la voix ou la parole. Une dichotomie implicite est mise en place entre la parole, qui procède des passions, et la langue, qui est régie par la raison. La langue stricto sensu est normative, ses normes étant des règles fixées après une délibération guidée par la raison. La parole, en revanche, est naturelle, n’ayant pas subi de telles interventions. Dans la mesure où elle procède de la passion plutôt que du jugement et de la raison, elle est d’autant plus « naturelle », car les passions impliquent le corps. Dans le discours moderne sur la dualité corps/esprit, le corps est toujours assimilé à la nature, et pour surmonter la nature il faut une force considérable de l’esprit, de l’âme, de la raison (voir Joseph 2000).
Si dans l’Antiquité classique l’exposé le plus puissant du problème que représentent les passions pour la langue est fourni par Aristote, au Moyen Âge chrétien ce problème trouve son expression la plus claire dans le troisième chapitre de l’épître de saint Paul aux Colossiens.
5 Faites donc mourir les membres qui sont sur la terre, l’impudicité, l’impureté, les passions, les mauvais désirs, et la cupidité, qui est une idolâtrie. [...] 8 Mais maintenant, renoncez à toutes ces choses, à la colère, à l’animosité, à la méchanceté, à la calomnie [blasphēmia], aux paroles déshonnêtes [aiskhrologia] qui pourraient sortir de votre bouche3.
La calomnie ou blasphème et l’aiskhrologia – traduite turpis sermo dans la Vulgate et filthy communication dans la version du King James – closent la liste des passions qui sont aussi des péchés. Le mot grec aiskhros, comme turpis en latin, indiquait une déformation physique ou la laideur, et par extension, la honte morale. En 1611, les mots anglais filth et filthy portaient toujours une forte odeur d’excréments, et ce texte biblique est l’un de leurs premiers transferts métaphoriques. Les premières allusions au « dirty » speech/talk/words/language date de la même époque, et le mot dirt aussi avait comme sens de base « l’excrément ». Filth vient de foul, lié étymologiquement à la matière putride, et dont l’usage comme qualificatif de la parole sont plus anciennes : fowle-spekyng et foule wordes sont attestés au xve siècle. Clean ne sera établi comme le contraire de dirty/filthy/foul dans le domaine du parler qu’au xxe siècle. Plus précisément, des références au « clean » speech/talk/words/language existent dès le xve et jusqu’au milieu du xixe siècle, mais avec le sens de « correct, pur, élégant » – clean, autrement dit, de fautes grammaticales et de maladresses stylistiques. Le contraire du foul speech/talk/words/language n’avait pas besoin d’un nom ; c’était tout simplement la parole, ou la langue.
Pour les linguistes modernes, les tabous linguistiques représentent quelque chose de primitif, les restes d’une foi prérationnelle et surnaturelle dans la magie des mots4 :
verbal tabu: under certain circumstances, at certain times, in certain places, the use of one or more definite words is interdicted, because it is superstitiously believed to entail certain evil consequences, such as exasperate demons and the like. (Jespersen 1922, p. 239)
Verbal superstition is one of the most constant features of human society. It may assume widely different forms according to the degree of civilisation attained by the community, but it has its roots everywhere and at all times in the same ineradicable force: belief in the magic power of the word, spoken as well as written. (Ullmann 1957, p. 43)
Dans certains cas, on craint que l’acte de prononcer le nom d’un être malin ou malsain évoquera sa présence, dans d’autres cas, on pense que prononcer le nom d’un être puissant et bienveillant est signe de mépris envers cette personne ou cette divinité car cela affirme un pouvoir sur elle que l’on ne possède pas en réalité.
Il existe cependant un autre aspect de l’histoire des tabous linguistiques qui ne ressemble pas à une relique prérationnelle, mais qui est une conséquence nécessaire de la façon dont on a conçu la connaissance à travers la quasi-totalité de l’histoire de la culture européenne. Les doctrines chrétiennes traditionnelles liaient la langue à la connaissance et à la proximité à Dieu. La véritable forme des choses et des concepts n’existe parfaitement que dans l’esprit de Dieu. La connaissance humaine est la possession dans notre esprit, de la réflexion de ces formes, couchée dans une langue intérieure. Le langage que nous parlons est différent en nature et en fonction de cette langue intérieure, et pourtant c’est sa réflexion directe. Connaître, comprendre, penser une chose, cela veut dire que la forme de cette chose est en moi. Mais en tant qu’idée, elle ne garde sa forme pure qu’autant qu’elle reste à l’abri de mes passions. L’effet des passions est de la déformer, de la rendre fausse.
La connexion entre les passions et la vérité a été faite dans une autre épître de saint Paul : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit. » (1re aux Corinthiens 13:1). La présence dans le cœur d’une passion maligne rend impossible tout acte langagier.
Un autre texte chrétien, encore plus central, établit une norme linguistico- pragmatique liée à la fois à la vérité et aux passions. Il se trouve dans le Sermon sur la Montagne (Matthieu 5), où Jésus conseille à la foule de ne pas prêter serment.
33 Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras point, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de ce que tu as déclaré par serment. 34 Mais moi, je vous dis de ne jurer aucunement, ni par le ciel, parce que c’est le trône de Dieu ; 35 ni par la terre, parce que c’est son marchepied ; ni par Jérusalem, parce que c’est la ville du grand roi. 36 Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux rendre blanc ou noir un seul cheveu. 37 Que votre parole [logos] soit oui, oui, non, non ; ce qu’on y ajoute vient du malin5.
Ce texte nous fournit bien des détails sur les façons de jurer dans la Palestine ancienne. Mais Jésus rejette tout le logos – sauf ναὶ ναί οὒ οὔ – comme venant du malin. Et pourquoi ? D’abord, c’est une question, non pas de propreté, mais de propriété : je ne peux prêter un vrai serment, un serment véritable, qu’en offrant quelque chose en garantie. Quand je dis « Par le ciel, ces syndicats sont têtus ! » ou « Par ma tête, le gouvernement est déraisonnable ! », les choses que je prétends offrir ne m’appartiennent pas, même ma tête, dont je ne peux garder noir un seul cheveu (surtout pendant une grève des transports). Donc, les serments ordinaires, y compris les jurons, sont des mensonges, même si le fait sur lequel je prête serment est vrai. Oui, le gouvernement est déraisonnable ; oui, les syndicats sont têtus ; mais si je déclare ces vérités « par le ciel », je mens, à cause de l’implication fausse que je peux vous donner le ciel si le gouvernement et les syndicats trouvent un compromis rapide et amical.
Néanmoins, c’est une qualité « naturelle » du parler de vouloir intensifier ce qu’on dit, pour indiquer l’importance relative de certaines informations ou pour persuader un interlocuteur de sa sincérité et de la vérité de son propos. Mais, suivant le schéma d’Aristote, une telle intensification fait appel, non pas au jugement, mais aux passions ; et ce qui plus est, l’intensification linguistique tend naturellement vers le blasphème, tendance reconnue dans le Troisième Commandement.
Au xvie siècle, on commence à décrire les serments profanes comme une habitude, la parole générée directement par les passions et le corps, hors du contrôle de la raison ou du jugement. En 1531, Sir Thomas Elyot (ca 1490‑1546) compare les serments du « common swearer » à l’assaisonnement du cuisinier :
In dayly communication the mater sauoureth nat, except it be as it were seasoned with horrible othes. (Elyot 1531, livre III, chapitre 7)
Des lois interdisant les serments profanes deviennent la manifestation la plus puissante de la normativité linguistique, à l’époque même de la normalisation des langues nationales européennes. Dans l’un et l’autre cas, on reconnaît un effort pour régulariser la « langue proprement dite » afin de créer « notre propre langue » qui sera en même temps une « langue propre » (voir Joseph 2006, chapitres 3 et 5). Dans sa forme classique, ce sera une langue saignée des passions, une langue de la raison et de la vérité qui appartient à l’esprit seul.
À cet égard il devient significatif que la Logique de Port-Royal recommande aux auteurs, et même aux locuteurs, en tant qu’êtres physiques et individuels, de se faire invisibles – comme les anges – afin de laisser voir dans leur discours seulement la vérité qu’ils proposent.
[L]es personnes sages évitent autant qu’ils peuvent, d’exposer aux yeux des autres, les avantages qu’ils ont : Ils fuyent de se présenter en face, & de se faire envisager en particulier, & ils taschent plutôt de se cacher dans la presse, pour n’être pas remarquez, afin qu’on ne voye dans leurs discours que la vérité qu’ils proposent. (Anon. [Arnauld et Nicole] 16642 [1662], III, xix, 6)
Arnauld et Nicole prennent comme point de départ la pensée de Pascal (1904 [1670], p. 541‑542) qui propose l’élimination des mots je et moy :
Feu Mr Pascal, qui sçavoit autant de veritable Rhetorique, que personne en ait jamais sceu, portoit cette regle jusques à pretendre, qu’un honneste homme devoit éviter de se nommer, & même de se servir des mots de je, & de moy, & il avoit accoustumé de dire sur ce sujet, que la piété Chrétienne aneantit le moy humain, & que la civilité humaine le cache & le supprime. (Anon. [Arnauld et Nicole] 16642 [1662], ibid.)
La Logique de Port-Royal souligne précisément l’engagement des passions dans tout discours à la première personne et l’obstacle qu’elles posent contre la raison. On doit faire un effort :
pour s’éloigner de la méchante coustume de quelques personnes, qui ne parlent que d’eux-mesmes, & qui se citent par tout, lors qu’il n’est point question de leur sentiment. Ce qui donne lieu à ceux qui les écoutent, de soupçonner que ce regard si fréquent vers eux-mesmes ne naisse d’une secrette complaisance qui les porte souvent vers cet objet de leur amour, & excite en eux par une suite naturelle une aversion secrette pour ces personnes, & pour tout ce qu’elles disent. (Ibid.)
La cible principale de la critique de Pascal est Montaigne, qui devient aussi la tête de Turc pour Arnauld et Nicole. Ils l’accusent d’avoir :
affecté, de n’entretenir ses lecteurs, que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses phantaisies, de ses maladies, de ses vertus & de ses vices ; [ce caractère] ne naist que d’un defaut de jugement aussi bien que d’un violent amour de soi mesme. (Ibid.)6
Si Montaigne prétend être sincère et humble en confessant ses défauts, selon la Logique de Port-Royal « tout cela n’est qu’un jeu & un artifice qui le doit rendre encore plus odieux. Il parle de ses vices, pour les faire connoistre, & non pour les faire detester ». Il est, dans l’expression courante actuelle, un publicity hound qui par sa présence personnelle dans son texte fait d’emblée sortir celui-ci du domaine des pures idées, où habite tout texte de mérite.
Cette norme qui proscrit la première personne est restée vivante et robuste. Elle survit comme une distinction-clé entre le langage des sciences et celui de la littérature, tels qu’ils ont été distingués par Wordsworth (« Preface to Lyrical Ballads ») et Coleridge (Biographia Literaria) au début du xixe siècle, pour se développer ensuite comme un thème important du Romantisme. De nos jours la distinction est devenue moins claire : même en linguistique, certaines approches ethnographiques favorisent l’emploi de la première personne pour rendre évident le rôle de l’auteur comme observateur-participant, plutôt que de le masquer pour créer une illusion rhétorique d’objectivité. Mais ces approches restent minoritaires, et je ne suis peut-être pas le seul parmi nous à qui le directeur d’une revue ait demandé très gentiment de réécrire un article pour enlever toute référence à la première personne, de peur que mes observations soient lues comme « anecdotiques », donc non scientifiques. Et cela malgré le fait que j’ai suivi scrupuleusement les normes du reportage ethnographique, généralement acceptées dans les sciences sociales. L’idée subsiste que le vrai et le personnel ne peuvent pas coexister dans la langue de la science, malgré des critiques puissantes telles que celles exprimées par Bourdieu (1972).
On trouve dans les études modernes des normes linguistiques une autre tension sous-jacente, plus complexe mais non moins fondamentale : celle entre le vrai et le naturel. Jespersen (1925) cite des exemples de bons bourgeois urbains qui n’ont parlé que la langue standard pendant toute leur vie d’adulte, mais qui reviennent tout d’un coup au patois de leur enfance à un moment d’émotion violente.
It is also no rare thing that a man who day by day in peaceful circumstances speaks the Standard Language irreproachably, may in moments of passion slip back into the dialect of his childhood —a trait of human nature which is sometimes introduced by novelists with great effect. (Jespersen 1925, p. 75)
Ses exemples sont tirés de trois écrivains écossais, Walter Scott, Arthur Conan Doyle et James Barrie. Seul le personnage de Scott passe à l’écossais ; chez les deux autres, il s’agit de dialectes anglais. Le quatrième exemple fourni par Jespersen (ibid., p. 76n.) vient de L’Immortel de Daudet, où « le vieil académicien Astier-Réhu, qui autrement parle un élégant français standard », crie soudain :
« Volé ! Je suis volé ... ma femme m’a volé pour son fils » ... et son furieux délire roulait pêle-mêle avec des jurons paysans de sa montagne. « Ah, le garso ... Ah, li bougri ».
L’implication est que le patois n’est pas simplement le langage naturel du personnage, mais celui dans lequel est fondée son identité vraie. La langue standard n’est qu’un vernis – l’équivalent de ce qu’est une langue européenne pour un sujet colonial, selon Léopold de Saussure :
[L]’indigène qui parle une langue européenne ne reflète pas la mentalité de sa race, mais bien celle du milieu civilisé auquel il est obligé de se conformer par un effort d’attention et de mémoire. C’est là un phénomène d’imitation forcément très limité. (Saussure 1899, p. 165‑166 ; voir aussi Joseph 2007)
Selon son maître intellectuel Gustave Le Bon, en enseignant une langue européenne et en donnant une éducation européenne à « un nègre ou un Japonais »,
[…] on ne lui donne qu’un simple vernis tout à fait superficiel, sans action sur sa constitution mentale. (Le Bon 1894, p. 35, cité dans Saussure 1899, p. 50‑51)
C’est une projection dans l’individu des opinions sur la langue et l’identité nationale qui ont trouvé leur plus forte expression chez les écrivains allemands comme Fichte : réagissant contre la menace de la conquête de leurs États par Napoléon, ils ont soutenu le droit naturel de vivre dans une nation autonome, droit basé sur le principe d’un lien ferme entre la langue et la constitution mentale (voir Sériot 2014). La vraie langue des Bretons, c’est le breton – leur imposer le français ne peut avoir comme résultat qu’une profonde fausseté qui se manifeste sous la forme de l’aliénation, de l’anomie, d’un taux élevé de suicides.
Mais c’est moins clair là où il s’agit des Normands et des Picards, sans parler des Gascons, des Occitans, des Provençaux, des Catalans, des Savoyards. C’est ici qu’entre en jeu la tension dont j’ai parlé, car l’idée que leur patois est leur vraie langue est en conflit avec l’idée beaucoup plus vénérable que le patois n’est pas une langue du tout et ne peut pas servir comme moyen pour la (re)présentation et l’exécution (performance dans le sens d’Austin) de la vérité. Voilà pourquoi il faut les transformer en langues – langues normalisées, langues dont le legs textuel est ressuscité autant que possible, les succès les plus spectaculaires étant atteints par le provençal et le catalan. Mais une telle réussite ne fait que déplacer le centre de la tension, car une langue ainsi normalisée, dans un effort d’augmentation de sa capacité d’exprimer la vérité, perd, par cette même normalisation, de plus en plus de droits qui dépendent de sa qualité « naturelle ».
Les normes pragmatiques d’Aristote, de Jésus et d’Arnauld et Nicole sont orientées toutes les trois vers la vérité, plus précisément la nécessité pour la langue de représenter le monde comme il est vraiment – ou bien, non pas représenter, mais présenter, exécuter, perform les choses comme elles sont. Dans le Cratyle de Platon, Socrate conclut, à regret, que la parole peut manquer de ce faire et néanmoins s’acquitter de l’une de ses fonctions, le besoin « ignoble » de la communication. Mais il faut que la parole reste conforme à la réalité afin de remplir son autre fonction, plus haute, celle de distinguer entre les choses. Socrate établit ainsi la base théorique de la diglossie au sens large du terme, la coexistence au sein de la même communauté de deux formes de langage, l’une pour les « hautes » fonctions, l’autre pour les « basses ». Les études de la diglossie dans le cadre de la sociolinguistique moderne lancée par Ferguson (1959) ont souvent remarqué que la forme « basse » n’est pas considérée comme une langue par ses locuteurs. Certainement, cet avis était presque universel à travers l’histoire de l’Europe jusqu’à l’époque moderne. La « langue » était le moyen de parler et d’écrire contrôlé par des normes, comme elle devait l’être pour assurer sa capacité dans sa fonction essentielle de la présentation et l’exécution du réel et du vrai.
En même temps, une caractéristique essentielle de la langue standard est le fait d’être supra-locale. Cela remonte au De vulgari eloquentia et à la recherche par Dante de la « panthère » dont l’odeur flotte dans l’air de toutes les villes, mais qui ne fait son lit dans aucune d’entre elles. À l’époque moderne, on a généralement interprété cette idée dans le cadre de l’efficacité de la communication. Moins la langue est locale, plus elle est largement compréhensible. Idéalement, tous les citoyens de la nation pourront communiquer les uns avec les autres. Le défaut de cette analyse est ceci : ce que les langues standard modernes remplaçaient dans la plupart de leurs fonctions a été le latin, langue d’ampleur communicative paneuropéenne. Si cette communication était limitée aux clercs, l’ampleur sociale des nouvelles langues nationales n’était que légèrement plus grande, surtout là où il s’agissait de leur forme écrite. Le latin était aussi la langue du savoir, que l’on aurait pu maintenir sans faire tout le travail nécessaire pour créer des langues modernes et pour faire croire que, une fois normalisées et utilisées correctement, elles pourraient servir comme véhicule de la divine connaissance. Ce que le latin ne pouvait pas faire, c’était de répondre au besoin d’une langue de soutenir le mythe de l’identité nationale. Les dialectes locaux et régionaux étaient également incapables d’assumer ce rôle. En éliminant les différences dialectales, la norme est devenue la langue-mère d’un passé mythique de l’unité nationale, qui doit désormais être reconstruit. Peu importe qu’il n’ait jamais existé avant, sauf dans l’imaginaire. La langue nationale a donné une substance à l’unité mythique. Elle a prêté le début d’un signifié à ce « signifiant vide » qu’était la nation, laquelle s’est désormais pourvue d’une authenticité apparente et des droits à l’unité et à l’autonomie que cette authenticité lui fournit.
Mais, encore une fois, éliminer le caractère local poussait plus loin le projet de dépersonnaliser la langue standard. Épicure avait expliqué le rôle non seulement de l’ethnicité, mais aussi du lieu dans la formation initiale des diverses langues humaines, car selon lui c’est l’ethnie et le lieu qui ont déterminé les différentes passions qui ont amené les peuples à expulser l’haleine chacun à sa façon.
Pour conclure, j’ai essayé de montrer que l’histoire des langues incorpore des normalisations à plusieurs niveaux, qui sont liées l’une à l’autre. J’ai voulu aussi suggérer que parmi les concepts sous-jacents communs à ces diverses normes se trouve une opposition entre, d’un côté, les aspects du parler avec un lien au corps humain – ses aspects « naturels » dans le sens le plus généralement accepté de ce terme à l’heure actuelle – et de l’autre côté, la langue dans sa signification la plus pleine, comme le véhicule de tout savoir véritable. Bien que la linguistique moderne ait perdu toute connexion ouverte avec son patrimoine où, pendant de longs siècles, ce savoir fut considéré comme divin, notre science perpétue le schisme entre l’animal et l’angélique dans la nature humaine en opposant le physique et le spirituel, le local et le national, le simple et l’intensifié, le sale et le propre, l’émotion et la raison, le personnel et l’objectif, la parole et la langue, ou bien, pour le dire en deux mots, la norme et le naturel.
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« XII tabulae cum perpaucas res capite sanxissent, in his hanc quoque sanciendam putaverunt: si quis occentavisset sive carmen condidisset, quod infamiam faceret flagitiumve alteri » (Cicero, De Rep. 4, 10, 11). Dans certains essais de reconstruction des XII Tables cette règle est dénommée « loi 1B de la table VIII ».
Aristote, Rhétorique I.1, 1354a (trad. Ch.‑É. Ruelle) : « διαβολὴ γὰρ καὶ ἔλεος καὶ ὀργὴ καὶ τὰ τοιαῦτα πάθη τῆς ψυχῆς οὐ περὶ τοῦ πράγµατός ἐστιν, ἀλλὰ πρὸς τὸν δικαστήν […] οὐ γὰρ δεῖ τὸν δικαστὴν διαστρέϕειν εἰς ὀργὴν προάγοντας ἢ ϕθόνον ἢ ἔλεον∙ ὅµοιον γὰρ κἂν εἴ τις ᾧ µέλλει χρῆσθαι κανόνι, τοῦτον ποιήσειε στρεβλόν. ἔτι δὲ ϕανερὸν ὅτι τοῦ µὲν ἀµϕισβητοῦντος οὐδέν ἐστιν ἔξω τοῦ δεῖξαι τὸ πρᾶγµα ὅτι ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν, ἢ γέγονεν ἢ οὐ γέγονεν ».
Ce n’est pas le cas chez certains anthropologues et philosophes, comme par exemple Cassirer (1973 [1925]), dont la réflexion sur les tabous dans les langues non occidentales est sérieuse et respectueuse.
« 33 πάλιν ἠκούσατε ὅτι ἐρρέθη τοῖς ἀρχαίοις οὐκ ἐπιορκήσεις ἀποδώσεις δὲ τῷ κυρίῳ τοὺς ὅρκους σου 34 ἐγὼ δὲ λέγω ὑµῖν µὴ ὀµóσαι ὅλως µήτε ἐν τῷ οὐρανῷ ὅτι θρóνος ἐστὶν τοῦ θεοῦ 35 µήτε ἐν τῇ γῇ ὅτι ὑποπóδιóν ἐστιν τῶν ποδῶν αὐτοῦ µήτε εἰς Ἱεροσóλυµα ὅτι πóλις ἐστὶν τοῦ µεγάλου βασιλέως 36 µήτε ἐν τῇ κεϕαλῇ σου ὀµóσῃς ὅτι οὐ δύνασαι µίαν τρίχα λευκὴν ποιῆσαι ἢ µέλαιναν 37 ἔστω δὲ ὁ λóγος ὑµῶν ναὶ ναί οὒ οὔ τὸ δὲ περισσὸν τούτων ἐκ τοῦ πονηροῦ ἐστιν. »
Pascal (1904) [1670], no 62, p. 343 : « Le sot projet qu’il a de se peindre ! ». Cf. aussi les nos 63‑65 des Pensées ; Malebranche (1842) [1674‑1675], p. 204 : « Le livre de Montaigne contient des preuves si évidentes de la vanité et de la fierté de son auteur ».