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Histoire Épistémologie Langage
Volume 42, Numéro 2, 2020
Genèse, origine, récapitulation. Trần Đức Thảo face aux sciences du langage
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Page(s) | 17 - 34 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/hel/2020014 | |
Publié en ligne | 16 mars 2021 |
Technique et fiction chez Trần Đức Thảo. Qu’est-ce qu’un contexte d’activité ?
Sorbonne Université, Histoire des théories linguistiques (UMR7597, HTL), Paris, France
L’article intègre l’étude historiographique dans un modèle plus général de l’activité scientifique. Il expose en l’occurrence comment des savoirs divers sont agrégés chez Thảo, en distinguant des principes structurants (chez Thảo, la dialectique et la récapitulation), des modules explicatifs (e.g. le postulat prototypiste) et des propositions locales (telle la thèse du décumul lexical). Ces différents plans, qui associent des fictions et des données observables, ne correspondent pas à une logique arborescente, mais à un principe de consolidation réciproque.
Abstract
This paper incorporates historiography into a more general model of scientific activity. It namely presents how different bodies of knowledge are clustered together in Thảo’s work, distinguishing between framing principles (such as dialectic and recapitulation), explicative modules (e.g. the prototypist postulate) and local statements (such as the lexical decumulation thesis). These different levels, which bring together fictions and observable data, do not rely on a tree-logic organization but rather on a principle of mutual strengthening.
Mots clés : Agencement par consolidation réciproque / contexte d’activité / fiction scientifique / module explicatif / principe structurant / proposition locale / récapitulation / sémiotique empiriste / stadialisme
Key words: Context of activity / empiricist semiotics / explicative module / framing principle / local statement / mutual strengthening arrangement / recapitulation / scientific fiction / stadialism
© SHESL, 2020
1 Éléments de cadrage général
1.1 Découvertes, inventions, intégrations
L’activité scientifique a fait l’objet de nombreuses classifications, parmi lesquelles la distinction canonique entre sciences « nomothétiques » et « idiographiques »1, mais l’historien des sciences privilégie généralement une alternative un peu différente entre deux options. La première consiste à extraire des productions individuelles telle notion ou tel groupe de notions (chez les linguistes : une partie du discours, la « proposition », etc.), afin d’en suivre l’évolution sur le long terme. La seconde, plus proche de l’idiographie, se concentre sur cette sédimentation particulière que le sens commun appelle une œuvre, afin d’en saisir les articulations et la genèse. La perspective historique large y perd une part de ses balises, mais la production individuelle échappe alors au démembrement, difficilement évitable dans le premier cas. Le colloque organisé pour le centenaire de Trần Đức Thảo ne favorise pas d’office cette seconde perspective, puisque rien n’empêche d’en extraire tel ou tel aspect, susceptible d’être inscrit dans un environnement large, historique ou non. L’opposition de Thảo à une « linguistique idéaliste » attribuée au Cours de Saussure en est un exemple connu, dans la mesure où ce « langage de la vie réelle » s’enracine dans une sémiotique empiriste qui déborde le cadre marxiste. Mais l’alternative entre approches thématique et idiographique ne s’en trouve pas pour autant levée.
Notre historien des sciences y est-il condamné ? S’il n’a le choix, très schématiquement, qu’entre des auteurs et des idées, oui sans doute. Mais d’autres taxinomies de l’activité scientifique sont également possibles − de l’activité scientifique et non des « sciences ». Indépendamment des conditions d’ingénierie sociale qui lui sont nécessaires, cette activité peut conduire à des résultats divers. D’abord, selon une vision idéalisée ou populaire, à des « découvertes » empiriques dans l’acception stricte du terme. Pour les sciences du langage, ce fut par exemple le cas de la « découverte » de la parenté du grec et du sanskrit2. Mais ces « découvertes » sont plutôt l’exception que la règle. Si nous appelons découverte l’identification d’un fait empirique inconnu, l’invention de l’ergatif, qui a consisté à proposer un nouveau modèle taxinomique, bien plus efficace, de faits empiriques déjà connus, n’est pas du même ordre. Est-ce tout ? Non, heureusement, car tous les scientifiques n’ont pas la chance de produire des « découvertes » ou des « inventions ». Qu’essaient donc de faire ceux qui ne sont ni des découvreurs ni des inventeurs ? L’œuvre d’un Karl Bühler, qu’on peut considérer comme une sorte d’encyclopédie des sciences du langage de son époque, en fournit une illustration. Son objectif avoué fut en effet d’organiser en un tout cohérent des savoirs sur le langage aussi nombreux et divers que possible : la linguistique de son temps, la philosophie husserlienne, la Gestalt et d’autres domaines encore. Bühler ne fut que marginalement un « découvreur » ou un « inventeur ». Il fut d’abord et surtout un remarquable organisateur. C’est là une troisième forme de production scientifique, aussi essentielle que les deux autres : l’activité d’intégration de savoirs et de modèles au départ disjoints.
Cette intégration connaît des formes plus ou moins fortes, certaines confinant au simple agencement des connaissances, telle l’Encyclopédie, d’autres plus structurées et plus étroites. Les formes moyennes sont souvent des agencements par consolidation réciproque, qu’on peut définir de la manière suivante : soient deux ou plusieurs propositions non liées entre elles, P1, P2… Pn, énonçant chacune des faits jugés possibles ou probables. Nous dirons qu’il y a agencement par consolidation réciproque si ces propositions disjointes se révèlent spontanément compatibles. L’œuvre de Thảo relève du troisième type d’activité, et dans la forme qui vient d’être indiquée. C’est ce que nous verrons plus bas.
1.2 Délimitations d’un champ académique
Mais revenons d’abord au modèle classique d’historiographie des sciences, lequel privilégie, comme on l’a rappelé, l’extraction des notions et leur contextualisation, si possible sur le temps long. L’embarras du linguiste est dans ce cas qu’il trouve chez Thảo tout à la fois des contenus qui lui sont familiers, voire présentent une certaine actualité, en écho par exemple aux approches énactives du langage, mais aussi des propositions qui lui paraissent très lointaines dans leur contenu et leur méthode, au point que, pour leur trouver des parentes, il lui faut les chercher loin dans le temps, dans la grammaire générale du xviiie siècle, ou loin dans l’espace, en direction de la linguistique marriste, qui a servi de vulgate en Union soviétique jusqu’à ce que l’intervention de Staline dans Pravda ne siffle la fin de la récréation3.
Au xviiie siècle, les fictions sur l’origine du langage et des langues (autour des rapports supposés entre cri, geste, langage) sont un module théorique de la grammaire générale4, où elles sont censées rendre compte tout à la fois de l’émergence du langage et du génie des langues. Le cas le plus connu est sans doute le sensualisme condillacien, pour qui ce sont les signes qui assurent le déploiement d’une pensée d’abord indivise. Dans cette perspective, le langage s’est donc construit par décumul et analyse d’une totalité. Une position qu’on retrouve chez Thảo, et tout autant dans la linguistique marriste. Ce n’est pas le seul récit disponible à l’époque de la grammaire générale, car il existe des fables antagonistes, chez Court de Gébelin par exemple, mais peu importe. On considère en revanche que ces spéculations sortent du champ de la « linguistique » telle qu’elle se constitue avec le développement de la grammaire historique et comparée, ainsi qu’en témoigne le fameux article des statuts de la Société de linguistique de Paris (SLP) interdisant toute communication sur l’origine du langage5.
La réalité apparaît cependant moins tranchée et il est plus juste de dire que cette problématique a tendu à se scinder en champs disciplinaires distincts, une réflexion sur l’histoire des langues, objet de la nouvelle « linguistique », et une réflexion sur la genèse des significations, prise en charge par la psychologie empiriste, laquelle pose que toute signification s’enracine dans l’expérience singulière. Ces deux champs n’étaient pas étanches et l’associationnisme, notamment herbartien, fut même l’outil le plus utilisé par les linguistes, jusqu’à Saussure inclusivement6, dès lors qu’ils réfléchissaient sur le sens. Ce fondement empiriste a par contre conduit à une véritable aporie, explicitement thématisée par les contemporains : s’il n’est de significations qu’individuelles, comment un empilement de Vorstellungen, de représentations mentales singulières, peut-il donner naissance à une Bedeutung, une signification7 ? − Une difficulté que Thảo contourne en substituant à la « signification » un ensemble d’habitus partagés au sein d’une communauté8. À cette date, il n’y a plus, en revanche, de lieu académique pour les réflexions sur l’origine du langage au sens de la grammaire générale. Dépourvues de substrat empirique, celles-ci sont jugées hors science, tandis qu’en Union soviétique, les thèses de Marr et de ses disciples s’éloignaient toujours davantage des standards de scientificité en vigueur ailleurs. Il est en revanche symptomatique que les tenants de cette école aient repris la thèse spencérienne du passage du diffus et de l’homogène vers l’hétérogène et le non-diffus9. Un point sur lequel un rapprochement entre les marristes et de nombreux passages des Recherches est facile. On se bornera à l’extrait suivant :
Le signe gestuel ainsi développé se renforce à chaque fois par un son diffus, d’origine émotionnelle, mais qui se lie maintenant à l’image tendancielle projetée par le geste et prend ainsi valeur de mot avec une signification objective : « ceci dans un mouvement dans la forme de l’éloignement, du renversement, du percement », etc. (Thảo 1977 : 106-10710)
Quoi qu’il en soit, l’évolutionnisme, tel que le comprennent les linguistiques qui ont succédé à la grammaire générale, vise à décrire une réalité déterminée, à savoir l’évolution ou la transformation des langues, et dans la seule mesure où cette évolution est inférable des données accessibles. Cette contrainte a du reste conduit la grammaire historique et comparée à donner un contenu de plus en plus formel et artéfactuel à l’« indo-européen », à mesure que l’espoir de reconstituer la langue mère s’est avéré illusoire. Pour le linguiste de profession, la question de la genèse des significations, distincte de la diachronie des signifiés, se trouve donc sur la limite externe de son champ, elle est plutôt l’affaire du philosophe, du psychologue, et bientôt de l’éthologue ; chez lesquels on trouve en revanche des analyses voisines de l’épistémologie matérialiste de Thảo. Il s’agit dans ce cas, sinon d’équivalents du concept marxiste de « langage de la vie réelle », du moins de la thèse moins spécifique de langage incarné et du rejet corollaire de la disjonction esprit/matière. C’est le cas de l’expérience antéprédicative husserlienne, qui a précédé chez Thảo le recours au langage de la vie réelle, et plus généralement de la phénoménologie. C’est le cas, par définition, de l’éthologie naissante dans la ligne des travaux d’Uexküll et de ce qui deviendra ensuite la biosémiotique, mais le mouvement est bien plus large. Du côté des psychologues, on peut aussi mentionner les soubassements théoriques de l’Organonmodell de Bühler et de la Gestalt berlinoise11. Quoi qu’il faille penser de l’abandon de la phénoménologie affiché par Thảo au profit du marxisme12, le rejet du dualisme cartésien est chez lui une constante. L’intériorité de la conscience et son rapport idéal à l’objet, écrit-il dans des termes que n’eût pas désavoué la Gestalt, malgré leur transposition partielle en langage hégélien ou marxiste :
renvoient à la structure du sujet réel, à savoir le corps vivant comme centre de mouvements. Il ne s’agit nullement d’une « réduction » arbitraire au point de vue de l’objet : l’acte de conscience, dans son sens vécu, se définit de manière exhaustive par la dialectique du comportement. (Thảo 1971 : 243)
1.3 Des sémiotiques empiristes
Attardons-nous un instant sur la place accordée à ce que l’auteur appelle le mouvement. Dans ses Recherches, Thảo utilise une esquisse de formalisme basée sur trois symboles, C « ceci »/F « forme »/M « mouvement », sur laquelle nous reviendrons. Notons dans l’immédiat que le symbole M est introduit pour tous les objets, quels qu’ils soient. Ainsi, lorsqu’il évoque le petit Genia (Thảo 1977 : 158 et suiv.) qui vient de laisser tomber son lièvre en peluche derrière une malle et dit « lièvre malle », Thảo l’utilise à la fois pour le lièvre et pour la malle. Il ajoute qu’on peut se demander
[…] comment un objet qui se trouve pratiquement toujours au repos comme une malle peut être supposé en mouvement. Nous répondrons que le geste de l’indication qui vise la malle ne peut se développer que suivant un schéma d’action établi auparavant sur d’autres objets plus ou moins analogues, mais en mouvement. (Thảo 1977 : 159)
Traduit dans le langage d’un linguiste d’aujourd’hui, cela signifie que les entités (forme) sont inséparables d’un schéma d’action (mouvement). C’est ce qu’on appelle désormais la théorie de l’énaction corrélée aux affordances. En langage thaotien :
[…] dans la rétention de mes expériences pratiques s’élabore une forme nouvelle de protention, où le sens vécu dans la temporalité de l’instant se fixe en un projet qui dessine la forme même de l’être. (Thảo 1971 : 205)
Quand je vois un arbre, poursuit Thảo (ibid. : 244),
[…] je sens plus ou moins confusément s’esquisser en moi un ensemble de réactions qui dessinent un horizon de possibilités pratiques − par exemple la possibilité de m’approcher, m’éloigner, tourner autour, grimper, couper, cueillir, etc. Le sens vécu de l’objet, son être-pour-moi, se définit par ces possibilités mêmes, senties et vécues dans ces comportements esquissés et immédiatement réprimés ou inhibés par les données objectives, l’acte réel se réduisant ici à une simple adaptation oculo-motrice. La conscience comme conscience de l’objet, n’est justement que le mouvement même des esquisses réprimées. Dans cette répression, le sujet, nous entendons l’organisme vivant, les maintient en soi, et c’est ce maintien même qui constitue la conscience de soi.
La correspondance avec la notion moderne d’affordance, qui désigne la façon spécifique dont l’objet s’offre physiquement à un sujet, est seulement partielle, d’autant que Thảo y ajoute une autre notion, celle d’inhibition. Mais la parenté avec ce qu’on trouve, par exemple, chez Tolman n’en est pas moins perceptible. Quelle interaction, quel intercourse, un sujet entretient-il avec son environnement ? demande ainsi Tolman, qui distingue au passage entre « traits distinctifs » et « traits de manipulation », ce qui peut évoquer le couple forme/mouvement chez Thảo. Quel rapport puis-je avoir avec une chaise ou un bureau ? Ce rapport dépend de la conformation de l’objet et de celle de son utilisateur. « Un seul et même objet environnemental offrira (afford) des manipulanda très différents à un animal pourvu de mains de ceux qu’il peut offrir et offrira à un animal qui ne possède qu’une gueule »13. L’objectif avoué de Tolman est en effet de dépasser la coupure matière/esprit en développant une version non physicaliste du béhaviorisme, en écho explicite avec la Gestalt, dont la thèse de l’anisotropie de l’espace perceptif vaut axiome constitutif14.
The environment as so envisaged is thus naught but a very field or tissue of means-end relations. It is a means-end field in which the various component objects and situations appear ineluctably in their roles of possible, or impossible, good, or bad, better or worse, means to, or from, such and such other objects or situations. (Tolman 1961 [1933] : 86)
Des propos qu’on rapprochera de Thảo (1971 : 268-269), qui considère que
[l]a capacité de diriger […] le mouvement implique que la sensation ne se présente plus comme un simple donné attrayant ou répugnant, mais comme une valeur d’orientation dans le champ sensoriel où se projette l’horizon de l’avenir immanent.
Humain ou animal, l’organisme chez Tolman vit dans un monde de chemins et de moyens, d’obstacles et de raccourcis. C’est ce que l’auteur appelle le purposivism 15, soit une intentionnalité mais sans hypothèse sur les contenus de conscience. Nous reviendrons in fine sur ce qui distingue Tolman de Thảo, qui ne se limite pas à l’absence de perspective sociale ou collective chez le premier.
L’interprétation thaotienne du rapport entre expérience individuelle et généralité est également parente des sémiotiques empiristes. Le passage d’un plan à l’autre suit le modèle herbartien, sur le principe que le type sert d’interface entre la généralité proprement dite et l’expérience singulière. − Mon concept général de « sorcière », écrit ainsi Wegener (1885 : 172), je l’ai construit, enfant, grâce à une illustration d’un conte de Grimm. L’image commune conserve donc le caractère d’une image perceptive individuelle en habillant une pluralité d’êtres individuels16. Thảo emprunte de son côté à Piaget le cas d’une enfant qui dit la limace à propos de toutes les limaces qu’elle rencontre. Il s’agit, selon Piaget cité par Thảo (1977 : 202), d’une « sorte d’individu type répété à plusieurs exemplaires ». Dans le même ordre d’idées, à propos de la séquence brouillard fumée papa (le brouillard évoque pour l’enfant la fumée de pipe de papa), Thảo (ibid. : 195-197) conclut que
[l]a forme en volutes se détermine […] comme appartenant à une pluralité indéfinie de « ceci », autrement dit à un « ceci en général », soit Cx, qui peut s’identifier à divers « ceci » singuliers sans se réduire à aucun d’entre eux. Bien évidemment le « ceci en général » ne peut être que représenté, puisqu’il enveloppe une pluralité de ‘ceci’ absents. […] La forme ainsi déterminée comme forme générale n’est pas encore représentée dans sa généralité abstraite, mais seulement dans sa réalisation singulière dans l’objet indiqué […] nous n’en avons pas encore une image conceptuelle, mais simplement une image typique, puisque le typique est le général en tant que réalisé dans le singulier.
Comme chez les empiristes, le passage de la singularité expérientielle à la typicité, et de la typicité à la généralité est simplement asserté, et reste conceptualisé en termes traditionnels, par élimination des traits contingents (ce qui avait justement motivé la critique husserlienne).
2 L’activité d’intégration et l’agencement par consolidation réciproque
2.1 Principes structurants et modules explicatifs
Nous pouvons maintenant quitter l’historiographie classique au profit des notions d’intégration et d’agencement par consolidation réciproque introduites en 1.1. Le travail de Thảo, avons-nous dit, est une activité d’agencement. Il associe des principes structurants, plus ou moins équivalents aux principes constitutifs de Kant, des modules explicatifs et des propositions locales de contenu plus technique. Le postulat de prototypie compte au nombre des modules explicatifs. Il en va de même du postulat d’inhibition, qui contribue également à esquisser une genèse anti-idéaliste de la signification et s’apparente à une forme matérielle de synecdoque :
L’ébauche de l’acte apparaît justement comme une expression qui symbolise l’acte lui-même resté inachevé. […] L’acte symbolique de signification et un acte qui s’arrête dès la phase initiale de son accomplissement et renvoie par là-même à sa forme totale, non accomplie. La signification visée n’est précisément que la partie non réalisée du comportement, qui s’esquisse, amorcée par le mouvement ébauché. Ici encore, ce n’est pas originellement la conscience qui détermine le comportement mais bien le comportement qui produit la conscience. […] L’aboiement du Chien apparaît au visiteur comme une expression dont il comprend le sens. […] Ainsi le mouvement réel des conduites ébauchées est vécu comme un échange d’actes intentionnels de compréhension réciproque […]. (Thảo 1971 : 286-288)
Cette analyse appelle des remarques. D’une part, la place accordée à l’inhibition dans l’acquisition ou la genèse du langage trouvera facilement des échos dans des travaux plus contemporains, qui l’évoquent pour rendre compte de l’acquisition et du fonctionnement langagier ordinaire17. En revanche et d’autre part, la fonction de l’inhibition est chez eux plus restreinte. Si, par exemple, un aphasiologue émet l’hypothèse d’une absence d’inhibiteurs dans les aphasies de Wernicke, son propos concerne le langage des aphasiques et rien d’autre, il n’implique aucune hypothèse sur la genèse du langage, ni a fortiori sur la genèse de la conscience de soi. L’objectif de Thảo, qui cherche à modéliser des phénomènes d’émergence chez l’humain, est plus ambitieux. Du constat factuel qu’une lobotomie pratiquée sur des animaux de laboratoire supprime certaines inhibitions et induit le retour à des comportements plus élémentaires, ou encore du fait éthologique d’appréhension retardée, Thảo en vient à inférer que la conscience émerge par esquisses et inhibitions18. En d’autres termes, des mots comme inhibition ou, occasionnellement, répression cessent d’être des concepts techniques stricto sensu et deviennent des supports permettant de passer par analogie du fait observationnel (chez l’animal) à la genèse supposée (chez l’homme). On notera au passage que cette « inhibition » ou « répression » est corrélée à un langage dont l’origine est bien visible. Thảo (1971 : 242) évoque des moments supprimés, conservés, dépassés. Traduisons : les modules explicatifs (la prototypie, l’inhibition, …) s’organisent en relation à des schémas d’ensemble, ici la dialectique hégélienne. La dialectique fournit chez Thảo un schéma évolutionnaire récurrent. C’est un principe structurant 19. Ce n’est pas le seul.
Ces principes structurants construisent un cadre logico-narratif au sein duquel les modules explicatifs s’inscrivent et, le cas échéant, s’articulent. C’est le cas de la dialectique et des autres avatars de stadialisme − Thảo utilise aussi des stadialismes plus linéaires, en tout cas non dialectiques, lorsqu’il emprunte à Piaget, par exemple. Comme Leroi-Gourhan vers la même époque, il évoque également le rôle de la bipédie. On trouve, du reste, des métaphores curieusement analogues chez les deux auteurs, même si les contextes sont un peu différents, l’un parlant de « libération du cerveau » (Thảo 1977 : 125), l’autre de « déverrouillage frontal » (Leroi-Gourhan 1964 passim)20.
En ce qui concerne les sciences du langage, la question de savoir si les discontinuités identifiables au cours de l’évolution (e.g. les « langues ») sont réelles ou conventionnelles est récurrente au moins depuis les débuts de la grammaire comparée. Il en va de même du passage de la communication animale à la communication humaine. Ces questions étaient sans réponse à l’époque de Thảo et le sont sans doute aujourd’hui21. Il apparaît au contraire qu’un même phénomène (une langue, telle spécificité de la communication humaine, etc.) s’accommode le plus souvent de l’une et l’autre interprétation, stadialiste ou continuiste, mais le stadialisme offre l’intérêt cognitif de fournir aux observables une texture narrative sur laquelle ils font figure d’événements 22. Que sa forme soit dialectique ou linéaire, il présente bien les caractéristiques d’un principe structurant telles que définies plus haut.
La thèse de la récapitulation est un autre principe structurant chez Thảo, au moins aussi répandu que le stadialisme. Figure culturelle d’époque, cette thèse, ou ce postulat, avait fini par être érigée au xixe siècle en « modèle général du développement » pour la compréhension simultanée de l’anthropogenèse, des civilisations primitives et du développement de l’enfant (Mengal 1993 : 109)23. Elle nourrit très largement les constructions auxquelles Thảo se livre dans les Recherches, qui font se succéder les allers et retours entre les animaux, les enfants et les hominidés. Sa fonction est d’assurer un passage des faits observables vers les faits reconstruits. Il en va ainsi du parallèle établi entre l’enfant de 15 mois qui « tend le doigt du côté de la porte, quand on lui demande : “Où est maman ?” » et la situation putative des chasseurs dont le gibier s’enfuit derrière une montagne. « Si donc au cours d’une chasse, poursuit Thảo, le gibier s’enfuit derrière une montagne, les chasseurs préhominiens pouvaient se l’indiquer en tendant la main vers le tournant où il a disparu, mais où il reste encore présent par son image rémanente » (Thảo 1977 : 118).
Cette fiction, narrée au présent, prend une forme ouvertement diégétique, mais son caractère spéculatif n’empêche pas l’auteur d’en conclure qu’« il s’est donc [je souligne] constitué, par une sorte de modelage sur les conditions matérielles du travail collectif, une forme nouvelle du signe que nous pouvons retrouver dans le geste de l’enfant décrit plus haut » (Thảo 1977 : 119) et que « l’enfant ne fait que s’exercer à maîtriser une structure héritée du passé ancestral » (ibid. : 205). On aboutit ainsi à une superposition complète entre l’ontogenèse supposée et son double mythique, la phylogenèse. Brouillard fumée papa trouve sa duplication exacte dans l’énoncé galet tranchant papa attribué au jeune « australanthrope » qui observe un mâle adulte en train d’aménager un galet. Il s’en faut même de peu que Thảo n’inverse l’ordre logique de sa « démonstration ». On se dira qu’à ce stade le raisonnement s’est affranchi de toute scientificité, mais ce constat offre somme toute peu d’intérêt. Plutôt que la gratuité du propos, il est plus intéressant de souligner le retour ainsi accompli. Au bout du compte, c’est tout autant le récit phylogénétique, donc la fiction, qui est censé donner sens aux fragments d’ontogenèse réellement observés que l’inverse. Chez Thảo, et sans doute de manière plus générale, la thèse de la récapitulation est un cas typique d’agencement par consolidation réciproque.
2.2 Propositions locales
À l’autre extrémité du spectre, les modules explicatifs, qui peuvent en eux-mêmes être très généraux, sont corrélés à des propositions locales. Chez Thảo, le module marriste ou spencérien de l’évolution du diffus vers l’analytique est ainsi associé à des observations plus techniques sur des enfants. Thảo voit en effet dans les premiers énoncés binaires une « excroissance du mot syncrétique pris au sens d’action et qui reste le mot principal, dont le mot adjoint ne fait que préciser la signification » (ibid. : 163-164). L’indication du « mouvement » syncrétique a en effet précédé, estime-t-il, l’indication du référent (soit en substance le ceci dans sa terminologie). Selon Thảo (ibid. : 163), ce premier type exprime :
[…] le rapport d’un mouvement à un objet, ce qui ne dépasse pas essentiellement le contenu de signification du mot syncrétique qui, employé isolément, impliquait déjà un tel rapport. Il en résulte que dans les phrases de ce type, on peut distinguer un mot principal, à savoir le mot pris dans le sens d’action et qui exprime déjà l’essentiel de la signification totale, et un mot adjoint, à savoir le mot pris au sens d’objet et qui ne fait que préciser le moment du « ceci » dans la signification du premier. Par exemple dans ‘enco lait’, l’essentiel est déjà donné dans « enco » : « le mouvement dans la forme de l’augmentation concernant ceci ». Et « lait » ne fait qu’expliciter le « ceci » dont il s’agit.
Le postulat de récapitulation justifie ensuite l’introduction d’un corollaire phylogénétique :
[D]ès le début de la seconde phase préhominienne, quand l’usage de l’instrument élaboré a permis la formation de petites équipes distinctes, le mot syncrétique employé isolément devenait isolément équivoque. […] Le mot diffus […] restait clair pour l’équipe qui voit le gibier s’enfuir, mais [ne l’était plus pour l’équipe voisine.] C’est pourquoi devant l’incompréhension de l’équipe voisine, […] le locuteur a répété sa communication sous une autre forme, en ajoutant : « gibier ». (Thảo 1977 : 165-166)
Avec un principe structurant en arrière-plan et appuyées sur le module explicatif, les données observationnelles et la fable phylogénétique débouchent sur une thèse locale, selon laquelle, chez l’individu comme dans l’espèce, les énoncés se sont formés par décumuls lexicaux successifs. Toutefois la thèse locale n’est pas la conséquence du module explicatif, dont il est plus juste de dire qu’elle le rencontre. Sous une forme technique, cette thèse apparaît en effet assez tôt chez les linguistes. On la trouve notamment dans les Untersuchungen über die Grundfragen des Sprachlebens de Wegener (1885), qui rapporte des observations d’énoncés enfantins voisins de ceux fournis par Thảo. Wegener voit, dans ce mécanisme, qu’il appelle la « correction après coup » (nachträgliche Correctur), un facteur constitutif, intervenant dans l’échange ordinaire comme dans l’ontogenèse et la phylogenèse, et expliquant, entre autres, l’apparition des indices lexicaux et de nombreux phénomènes syntaxiques24.
Il importe ici de distinguer les étagements logiques des arguments de Thảo. Le module explicatif spencérien trouve, d’une part, une réalisation diégétique dans des récits tels que ceux qui viennent d’être mentionnés, et il est, d’autre part, associé à des propos plus techniques autour de la thèse locale du décumul lexical. Ces différents plans ne s’emboîtent pas sur un mode déductif, qui voudrait par exemple que les analyses techniques fussent des applications de la thèse locale, elle-même résultant logiquement d’un module explicatif plus général. Une telle conception correspond à une vision très idéalisée de l’activité intellectuelle. Il est bien plus fréquent que chaque plan ait sa vraisemblance propre. Mais il en résulte alors un arrangement par consolidation réciproque.
L’esquisse de formalisation par trois lettres C/F/M évoquée en 1.3., est un cas intéressant de proposition technique locale. Seulement composée de ces trois signes, d’une syntaxe (l’ordre des symboles), auxquels Thảo ajoute occasionnellement quelques symboles supplémentaires, elle vise à traduire, et donc à rendre commensurables, des énoncés hétérogènes. Mais c’est surtout l’interprétation donnée à ces symboles (qui fonctionnent opportunément par synecdoque) qui est stimulante pour le lecteur d’aujourd’hui. Mouvement désigne des mouvements effectifs, mais pas seulement : ce mot désigne plus généralement une interaction préconceptuelle dans laquelle « sujet » et « prédicat » ne sont pas nécessairement distingués25. Ceci désigne ce qu’on a sous les yeux lors d’une opération déictique originaire, mais pas seulement : ce mot désigne plus généralement ce qui est identifié comme support − comme un catégorème en quelque sorte. Forme désigne éventuellement des formes matérielles identifiées comme telles, celle d’un galet aménagé par exemple, ou encore le trait droit tracé par un enfant, mais pas seulement : ce mot désigne plus généralement tout ce qui est identifié comme prédiquant, y compris donc des mouvements – comme un syncatégorème en quelque sorte.
Nonobstant le caractère ascientifique de la fable, ce schématisme est, dans son principe, remarquable. Il implique par exemple que c’est probablement le même acte cognitif qui identifie la forme matérielle d’un objet et reconnaît sémantiquement un adjectif ou un verbe dans un énoncé. Il esquisse plus généralement un outillage qui s’efforçait par sa généricité d’affranchir l’étude des catégories langagières de la prégnance de la grammaire européenne.
Ce n’est qu’esquissé, c’est imparfait, mais ce n’est pas rien ; et l’analyse est en soi indépendante, dans sa logique interne, des principes structurants et des modules explicatifs. Elle entretient avec eux une relation de consolidation réciproque.
3 Du statut des fictions
3.1 Que voient les historiens des sciences ?
La tâche de l’historien des sciences n’est pas de prescrire, d’autant que son expérience lui suggère que les critères de « scientificité » sont sensibles à leur contexte historique, voire à leur géographie. Il s’abstient normalement de séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui conduirait par exemple à privilégier chez Thảo ce qui fait sens pour le lecteur contemporain, soit, à l’heure où ces lignes sont écrites, la cognition incarnée, ou l’enracinement social du langage, ou encore, selon les préférences de tel ou tel, la réinterprétation marxiste de la phénoménologie, ou d’autres choses encore. Comme nous l’avons vu en préambule, il ne s’agit pas non plus pour lui − il ne s’agit pas uniquement − de suivre le développement de telle ou telle notion ou de telle ou telle thématique. Ces stratégies, qui aboutissent souvent à placer les productions individuelles sur une courbe évolutionnaire abstraite, ne délivrent en effet qu’un panorama incomplet en privilégiant fortement les contextes de justification. Nonobstant son caractère réducteur, l’expression « contexte de découverte 26 » rétablit les droits d’une seconde approche, complémentaire de la première, en s’efforçant cette fois de comprendre des heuristiques scientifiques et, plus généralement, intellectuelles. Or ce qui fait figure de surplus narratif dans un contexte de justification a au contraire de bonnes chances d’être une heuristique parmi d’autres. Nous avons commencé à le voir s’agissant de Thảo et nous allons maintenant y revenir.
Dans une science idéalisée, hypotheses non fingimus, mais les choses sont moins simples dans la réalité, où les fictions sont monnaie courante, voire nécessaires27. On est alors tenté de se demander : certaines fictions (e.g. la reconstruction de « l’indo-européen ») seraient-elles plus légitimes, ou moins illégitimes, que d’autres (telles les spéculations sur l’origine du langage) ? Le souci est que l’indo-européen et a fortiori les Indo-européens apparaissent aujourd’hui tout aussi fantasmatiques que les australanthropes imaginés par Thảo. Un critère de scientificité plus utilisable est l’existence d’un champ délimité. La comparaison esquissée plus haut entre Thảo et Tolman peut ici nous être utile. Certaines thèses locales, concernant notamment la cognition incarnée, semblent en effet très semblables chez les deux auteurs, si ce n’est qu’en béhavioriste conséquent, Tolman ne sollicite aucune fiction qui lui permettrait d’aller au-delà de ce que son modèle lui fournit − la description d’un comportement incarné et finalisé, a purposive behavior −, en évitant explicitement ce qui intéresse justement Thảo, à savoir les questions liées à l’émergence28.
En tentant de retracer l’émergence et l’évolution de la conscience depuis les formes les plus primitives de la vie, Thảo prend la direction inverse. On pourrait formuler un constat analogue dans son principe s’agissant de Bühler, lequel analyse le passage de la deixis à la nomination et en infère, comme Thảo, la thèse corollaire que les systèmes symboliques affranchissent le sujet de l’immédiateté de son vécu. Sauf que cette similitude tend à masquer une différence non moins centrale entre les deux auteurs, à savoir que Bühler formule le passage de la monstration à la nomination en termes simplement techniques et se borne à des thèses locales. Il n’est question chez lui que de savoir ce qui tout à la fois rapproche et différencie, du point de vue sémiotique, Deixis et Darstellung. L’émergence est certes abordée, mais en termes purement formels, évitant soigneusement le récit réaliste qu’en propose Thảo.
Où classer, dans ce cas, l’indo-européen, demandera-t-on, puisque sa reconstruction sollicite des hypothèses supplémentaires, des fictions au sens de Newton ? Mettre les fictions de Thảo sur le même plan que les élucubrations paléontologiques de Freud serait injuste, mais elles s’autorisent quelque chose que les comparatistes ne se permettaient pas. Ce qui différencie radicalement les propositions les plus aventurées d’un Schleicher des reconstructions d’un Condillac n’est pas leur inégale plausibilité, mais le fait que les comparatistes avaient posé par avance une limite absolue à leurs investigations. Avant le germanique, le comparatiste optimiste peut bien postuler un Urindogermanisch, voire, avant cet Urindogermanisch, imaginer quelque Ursprache, il ne quitte jamais la reconstruction des langues. À cet égard, Thảo se rattache davantage au courant de la grammaire générale29.
3.2 Du bon usage des fictions
Il est temps de revenir à notre point de départ, c’est-à-dire à l’activité d’intégration dont relève l’œuvre de Thảo. Thảo dispose de points d’accroche empiriques − des observables divers, des énoncés produits par des enfants, des outils lithiques, ou d’autres choses encore. Ex ungue leonem ? Non, justement. Ces points d’accroche sont disjoints, simplement mis en harmonie par les principes structurants et les modules explicatifs, tels que la dialectique et la thèse de la récapitulation, qui assurent une jonction entre les énoncés d’enfant et les artefacts lithiques.
Ces outils de liaison sont plus ou moins solides, mais grâce aux mécanismes de consolidation réciproque, le résultat obtenu n’est pas de simple concaténation. La thèse de la nature sociale des significations en fournit un exemple simple. Le module explicatif de l’accord social est en effet tout à la fois un composant au sein d’un principe structurant (une version du marxisme) et une solution locale pour échapper aux apories générées par les sémiotiques empiristes30. Pour qui rejette l’idéalité des significations, la thèse que la généralité n’est pas dans les individus mais dans la collectivité est une option raisonnable, qui rencontre la thèse marxienne du caractère social des productions langagières. En d’autres termes, ces deux thèses sont strictement superposables, mais elles n’ont pas la même source. L’une est une réponse locale à une difficulté technique, l’autre un module au sein d’un principe structurant. On obtient un agencement par consolidation réciproque.
Un exemple analogue est fourni par l’analyse du biface. Thảo propose une analyse marxisante du passage du galet oldowayen au biface acheuléen, dans lequel il voit une figure prototypique de l’outil. L’innovation technologique flagrante qu’est le biface a-t-elle correspondu à un changement cognitif ou social ? La réponse est d’autant plus difficile que nous savons aujourd’hui que les deux techniques ont longtemps coexisté. Mais pour Thảo (1977 : 285), ces outils sont autant de points sur une courbe d’évolution qu’il retrouve dans le récit marxisant :
[…] la production de l’outil, dont le premier fut le biface, implique un plan standard représentant de manière invariable la succession des nombreuses opérations nécessaires pour donner une forme déterminée à l’ensemble du matériau. La première élaboration d’une telle représentation complexe n’a été possible que par un accord social unanime et permanent, accord qui n’a pu s’établir que dans le cadre de la structure communautaire, comme forme originaire du rapport social humain […]. [Je souligne les négations restrictives.]
Qu’il s’agisse d’invention ou d’intégration, l’activité scientifique s’efforce de parvenir à un assemblage crédible de données. Elle produit pour cela des fictions. C’est du moins ce que l’activité de notre époque n’est pas loin de suggérer, qui parle, avec une prudence mesurée, de « modélisations » ou de « simulations ». Des formules qui soulignent le caractère artefactuel des schématisations proposées, et le fait corollaire que ces « modèles » n’ont pas d’office de prétentions substantielles, que ce sont juste des représentations satisfaisantes, dès lors qu’elles concordent avec les observables31. Peut-être la génération de Thảo accordait-elle plus volontiers un contenu substantiel à ses fictions. En dehors de ce qui s’apparente à un néo-conventionnalisme, qu’est-ce qui différencie les simulations modernes des reconstructions de Thảo ? L’ordinateur a changé bien des choses et on songe immédiatement au caractère expérimental des simulations modernes, dont le trait définitoire est de pouvoir être testées.
Mais ce n’est sans doute pas tout. Il y a en effet une différence entre une modélisation d’invention et une modélisation d’intégration. La première vise à résoudre un problème posé par des faits connus. Ce peut être une bizarrerie dans l’orbite d’Uranus ou dans la précession des équinoxes, ou une bizarrerie dans l’emploi des cas ou du perfectif slave. L’invention est une modélisation qui parvient à résoudre ce problème et débouche parfois sur une « découverte », celle de la planète Neptune, par exemple. L’activité d’intégration n’augmente pas la quantité totale de savoir disponible, elle rend ce dernier mieux ordonné, ce qui n’est pas rien. À quoi s’ajoutent le cas échéant les phénomènes de consolidation réciproque. Même si cela ne suffit pas à la « démontrer », il peut être satisfaisant pour l’esprit, et pas seulement pour les marxistes, de constater que la fiction du caractère social des productions langagières et technologiques s’accorde avec telle ou telle observation.
Ce qui gêne aujourd’hui le lecteur des Recherches est le caractère fréquemment assertif des propositions et plus encore le glissement fréquent du narratif vers le démonstratif, lorsque les fictions sont traitées au fil du récit comme des documents, alors même qu’elles s’appuient elles-mêmes sur une fiction générale comme la récapitulation. La pétition de principe est alors évidente.
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Telle qu’elle est attribuée à Windelband (1894), elle oppose les sciences dites « nomothétiques », exemplairement la physique, qui énoncent des lois prédisant des événements reproductibles, et les sciences « idiographiques », qui se proposent de décrire leur objet dans sa singularité factuelle. Elle peut se comprendre comme une tentative de dégager une spécificité méthodologique des Geisteswissenschaften, mais il est rapidement apparu qu’elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout – où classer à cette aune l’histoire ou la botanique ? que faire des « lois » sociologiques ou phonétiques ? etc. Bühler la qualifie de « scolaire », ou scolastique (Schülerfrage, Bühler 2009 [1934] : 94 [16]).
La découverte de cette parenté fut une condition nécessaire, mais non suffisante, de l’apparition de la grammaire historique et comparée. Cf. Samain 2019 pour une présentation simple.
Traduction dans Staline 1974.
Cf. Fournier & Raby 2003. Une occasion de saluer la mémoire d’une collègue remarquable et trop tôt disparue.
Ainsi qu’on va le voir, elles ne disparaissent pas totalement du champ académique. Simplement, la professionnalisation du métier de linguiste a induit une répartition des tâches, tandis que le développement de nouveaux champs disciplinaires, psychologie notamment, s’est accompagné de nouvelles technicités. En quelque sorte, c’est la triangulation entre fictions, techniques et champs disciplinaires qui s’est ainsi trouvée modifiée (pour une illustration du rôle des fictions chez les linguistes : Samain 2015 et 2019.)
Sur la filiation {psychologie empirique-néogrammairiens-Saussure}, cf. Samain 2016.
Elle est mentionnée par Pos (2013 [1938]). Cf. également, ici même, Patrick Flack ; Samain à paraître.
Cf. Spencer 1862. Sur les marristes, Velmezova 2008.
Comme le rappelle Feron (2013), c’est plutôt vers le jeune Marx que Thảo s’est tourné.
Tolman (1961 [1933] : 82).
Elle débouche sur la notion de champ dynamique développée notamment par Lewin (1935), dont la particularité tient surtout au métalangage utilisé, inspiré de la mécanique. Quoi qu’il en soit, la notion d’affordance attribuée à Gibson est donc présente chez Tolman dès 1926, simultanément à la notion voisine d’Aufforderungscharakter introduite la même année par Lewin (1926), rapidement reprise par Köhler et Koffka, et dont Gibson a reconnu s’être inspiré. Pour la filiation Lewin-Gibson et son contexte gestaltiste, cf. notamment Niveleau (2006).
Cf. aussi Gomperz 1908 : 137-138 ; Bühler 1999 [1934] : [40-42] ; 2009 [1934] : 123-125.
Laplane (2000 : 63-64) mentionne l’inhibition du grasping chez les jeunes enfants en des termes qui eussent plu à Thảo, Sabouraud (1995) évoque l’inhibition à propos du langage ordinaire et les deux auteurs signalent son absence dans certaines pathologies. Ce ne sont là que des exemples.
Chez Thảo, ce verrouillage constitutif peut disparaître. Ainsi lorsqu’il croit identifier une inhibition dans le comportement d’un serpent, voire « l’actualité vécue du désir qui brille dans les yeux de l’animal » sur le point de capturer un crapaud… (Thảo 1971 : 271).
Ces appellations n’ont qu’une valeur indicative. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il s’agit, au moins tendanciellement, de deux modes d’opérativité distincts. Alors que les modules ne perdent jamais toute technicité, qu’ils ressortissent déjà à l’invention au sens indiqué plus haut, les principes sont plus narratifs, ils fournissent de l’organisation. Et peut-être faut-il tout simplement y voir des formes figées, démotivées, d’ancien modules : le grand récit hégélien vaut principe structurant, mais la dialectique est aussi un module. Ajoutons en passant que la méthodologie esquissée ici pour une lecture de Thảo pourrait naturellement s’appliquer à Marx, dont l’un des modules est la dialectique. Tout cela montre, quoi qu’il en soit, qu’il faut se garder d’opposer de manière catégorique un jeune Thảo husserlien et un Thảo marxiste dans sa maturité, car le module dialectique court tout au long de l’œuvre, nonobstant l’apparition ou la disparition d’autres modules.
Leroi-Gourhan (1964) associe, de manière assez désinvolte, l’accélération technologique brutale qu’on observe en Europe vers −35000 à la différence anatomique entre Néandertal et Cro-Magnon. En elle-même, la thèse est tout aussi aventurée que les reconstructions de Thảo.
La théorie des « équilibres ponctués » a été introduite en linguistique, mais pour que cette analogie évolutionniste soit convaincante, encore faut-il que les discontinuités ainsi mises en évidence soient le résultat spontané d’une évolution « naturelle », ce qui est en l’espèce difficile à démontrer.
Un principe structurant se doit d’être explicite, mais il peut simultanément correspondre à un hypogramme général. La récapitulation a pour répondant une figure exprimée différemment dans l’œuvre phénoménologique : « Tout acte, une fois accompli, laisse sa trace sous la forme d’une disposition de l’organisme à le répéter, non pas évidemment dans ses détails singuliers, mais dans sa structure générale. […] Ainsi s’élabore un schème nouveau, défini par un ensemble d’esquisses anticipées, que l’acte réprime et renvoie au vécu comme un horizon de possibilités pratiques qui donnent à l’objet son sens d’être comme espace d’une certaine structure. » (Thảo 1971 : 246). Sur la récapitulation, cf., ici même l’article de Guillaume Dechauffour.
Wegener (1885 : 90). Résumé par Wegener (ibid. : 60), le mécanisme du décumul lexical chez l’enfant et le primitif est très voisin de celui exposé par Thảo. Au demeurant, chez les linguistes, les analyses syntaxiques de Wegener n’étaient pas isolées. On trouve par exemple des choses assez voisines à la même époque chez Gabelentz.
Lorsque Thảo cite Marx, tantôt dans la traduction de Lachâtre, tantôt en traduisant lui-même, mouvement correspond à deux mots distincts chez Marx : Unruhe et Bewegung. Du point de vue purement philologique, il est vrai que la traduction de Lachâtre, faite un peu à la hâte, n’arrange pas les choses. Mais peu importe ici. Je me contente de souligner le caractère syncrétique de cette notion chez Thảo. La remarque vaut mutatis mutandis pour « ceci » et « forme ».
Ce fut le cas de l’évolutionnisme pour la grammaire comparée. Cf. Samain 2019.
Cf. Tolman 1961 [1926] : 61 ; 1967 [1932].
Cf. par exemple Varenne 2011.