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Histoire Epistémologie Langage
Volume 40, Numéro 2, 2018
La tradition linguistique arabe et l’apport des grammairiens arabo-andalous
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Page(s) | 55 - 65 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/hel/2018016 | |
Publié en ligne | 22 janvier 2019 |
Un critique andalou d’al-Fārisī : la Risālat al-ʾIfṣāḥ d’Ibn al-Ṭarāwa
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 & Laboratoire d’Histoire des théories linguistiques (UMR 7597),
Paris, France
La Risālat al-ʾIfṣāḥ du grammairien andalou Ibn al-Ṭarāwa (m. 526/1132 ou 528/1134) est une critique d’un abrégé de grammaire alors très répandu au Proche-Orient, le Kitāb al-ʾĪḍāḥ d’al-Fārisī (m. 377/987). D’un ton violemment polémique, elle se caractérise principalement par une fidélité hautement affichée à la lettre du Kitāb de Sībawayhi (m. 180/796 ?), le texte fondateur de la discipline, mais aussi par des opinions souvent originales, en rupture avec la doctrine canonique telle qu’elle est conçue à l’époque.
Abstract
The Risālat al-ʾIfṣāḥ by the Andalusian grammarian Ibn al-Ṭarāwa (d. 526/1132 or 528/1134) is a criticism of a grammatical compendium much widespread in the Near East, al-Fārisī’s (d. 377/987) Kitāb al-ʾĪḍāḥ. Together with a harshly polemical tone, it is characterized by a strongly claimed faithfulness to the letter of Sībawayhi’s (d. 180/796?) Kitāb, the founding text of the discipline, but also by a number of original opinions, at odds with the canonical doctrine of his times.
Mots clés : Tradition grammaticale arabe / grammairiens andalous / Ibn al-Ṭarāwa / al-Fārisī
Key words: Arabic grammatical tradition / Andalusian grammarians / Ibn al-Ṭarāwa / al-Fārisī
© SHESL/EDP Sciences
Introduction
Unique texte subsistant d’un grammairien andalou peu connu, la Risālat al-ʾIfṣāḥ bi-baʿḍ mā ǧāʾā min al-ḫaṭāʾ fī Kitāb al-ʾĪḍāḥ (« Épître de la claire exposition de quelques-unes des erreurs figurant dans le Kitāb al-ʾĪḍāḥ », désormais Risāla), est, comme son titre l’indique de reste, un ouvrage polémique dirigé contre un abrégé de grammaire alors très répandu au Moyen-Orient, le Kitāb al-ʾĪḍāḥ (« Livre de l’éclaircissement » désormais ʾĪḍāḥ) de ʾAbū ʿAlī al-Fārisī (m. 377/987). Son auteur, Ibn al-Ṭarāwa (m. 526/1132 ou 528/1134), originaire de Málaga, fut disciple à Séville d’al-Šantamarī (m. 476/1084), et enseigna de longues années à Almeria. Le principal intérêt de la Risāla, du moins dans le cadre du présent projet, tient à ce qu’elle apparaît représentative d’une attitude répandue chez de nombreux grammairiens andalous, caractérisée tout à la fois par une fidélité hautement revendiquée au texte du Kitāb de Sībawayhi (m. 180/796 ?) et par un esprit d’indépendance et d’individualisme qui conduit nombre d’entre eux à soutenir, à titre purement personnel, des positions en rupture avec la doctrine canonique1. Ce sont ces points que je voudrais illustrer dans les pages qui suivent.
Questions de transmission
Au niveau le plus général, la critique d’Ibn al-Ṭarāwa ne concerne pas tant la doctrine grammaticale proprement dite, sur laquelle les deux grammairiens n’ont en définitive de désaccords que sur des points de détail – j’y reviendrai –, que sur la manière légitime de la transmettre. Cette question, dont on connaît l’importance dans l’islam médiéval, est soulevée dès les premières lignes de la Risāla :
Ce qui m’a conduit à examiner de ce livre [i.e. le ʾĪḍāḥ], c’est une certaine précipitation à le porter aux nues aux dépens d’autres abrégés transmis [i.e. selon des voies légitimes : al-muḫtaṣarāt al-marwiyya] et l’affectation de ceux qui l’ont parcouru à le mettre au-dessus des ouvrages faisant autorité (al-tawālīf al-musnada), au mépris des règles [qui veulent que] la transmission soit garantie par des intermédiaires dignes de foi (ḫurūǧan ʿan šarṭ al-naql ʿan ʾahl al-ṯiqa), et s’appuie sur les maîtres de la discipline (wa-l-ʾisnād ʾilā al-ʾaʾimma). (Risāla, p. 16)
La même idée est reprise et complétée quelques pages plus loin, toujours dans le style déclamatoire de rigueur, à cette époque, dans la polémique savante :
Quel n’est pas l’égarement, quelle n’est pas la sotte crédulité de ceux qui délaissent les ouvrages faisant autorité (al-tawālīf al-musnada), tels que le Ǧumal [d’al-Zaǧǧāǧī] ou le Kāfī [d’al-Naḥḥās] ou encore le Kitāb de Sībawayhi qui dispense de tous les autres, et se ruent sur le ʾIḍāḥ, les Širāziyyāt, les Ḫaṣāʾiṣ ou les Ḥalabiyyāt2 : des préambules brillants mais sans contenu, des noms qui impressionnent mais ne recouvrent rien, et qui ne servent qu’à bavarder sur les livres […] en vérité, telle est bien la perdition évidente3 ! (Risāla, p. 35)
Comme le rappellent ces deux fragments, le ʾĪḍāḥ est alors une relative nouveauté dans l’espace andalou4 : si son introduction remonte à la première moitié du Ve/XIe siècle, ses premiers commentaires – qui indiquent un début d’institutionnalisation – ne datent que du début du VIe/XIIe (Binaghi 2015, p. 8)5, c’est-à-dire qu’ils ont été rédigés par des contemporains d’Ibn al-Ṭarāwa. C’est ce qui permet à celui-ci de l’opposer à des ouvrages à la réputation déjà établie comme le Kāfī d’al-Naḥḥās (m. 338/950), et surtout le Ǧumal d’al-Zaǧǧāǧī (m. 337/949)6, qui, eux, ont été « transmis » (marwiyya) selon des voies normales et légitimes, de maître à disciple sous forme de lecture commentée, et sont donc « étayés » (musnada) par l’autorité cumulée de leurs transmetteurs successifs. Comparé à ces ouvrages, le ʾĪḍāḥ peut tout au plus séduire les naïfs et les dilettantes qui aiment pérorer dans les salons sur le dernier livre à la mode, mais ne saurait être pris au sérieux. C’est du moins ce dont veut nous persuader Ibn al-Ṭarāwa, qui exagère sans doute un peu : quoi qu’il en dise, le texte d’al-Fārisī connut une vogue non négligeable dans les réseaux de transmission andalous, avec 25 commentaires rédigés entre le VIe/XIIe et le VIIe/XIIIe siècles.
Cela étant, la critique d’Ibn al-Ṭarāwa ne se limite pas à cet aspect somme toute accidentel ; à un niveau plus profond, le désaccord porte sur ce que doit être un « abrégé » (muḫtaṣar) destiné à enseigner les bases de la grammaire. Pour lui – comme pour bon nombre de ses compatriotes – il ne peut s’agir que d’une introduction à l’étude du Kitāb de Sībawayhi ; c’est certainement ainsi qu’était conçu l’un de ses ouvrages, qui s’est perdu mais dont nous pouvons nous faire une idée grâce à sa manie des titres interminables : al-Muqaddimāt ʾilā ʿilm al-Kitāb wa-šarḥ al-muškilāt ʿalā tawālī al-ʾabwāb (« Prolégomènes à la connaissance du Kitāb et explication des passages difficiles suivant l’ordre des chapitres »). C’est également ce qu’indique sa prédilection – partagée par de nombreux grammairiens andalous – pour le Kitāb al-Ǧumal d’al-Zaǧǧāǧī, ouvrage dépourvu d’ambition théorique, mais présentant de manière claire et complète les règles d’assignation des marques casuelles et modales (ʾiʿrāb), dans un ordre plus ou moins inspiré de celui du Kitāb.
Le ʾĪḍāḥ, en revanche, repose sur une démarche différente. Non certes qu’al-Fārisī mette en question la prééminence du Kitāb : contrairement à ce que pourrait laisser croire Ibn al-Ṭarāwa, il était célèbre pour sa connaissance approfondie du texte de Sībawayhi, et a d’ailleurs joué un rôle important dans son établissement et sa transmission (Humbert 1995, p. 72-82). C’est en revanche sur la manière d’assumer cet héritage qu’il se sépare de la tendance illustrée par al-Zaǧǧāǧī ou Ibn al-Ṭarāwa ; poursuivant le travail de son maître Ibn al-Sarrāǧ (m. 316/929), l’auteur du Kitāb al-ʾUṣūl, il s’attache avant tout à donner à la doctrine grammaticale la forme d’une théorie systématique et cohérente, organisée selon des principes hiérarchiques rigoureux, et partant plus conforme aux attentes d’une élite marquée par la diffusion des « sciences grecques ».
Contre cette évolution, qu’il assimile comme nous l’avons vu à la « perdition évidente » dont le Coran menace les impies, Ibn al-Ṭarāwa défend une position que l’on peut qualifier de « textualiste », dans la mesure où il refuse de séparer la doctrine de Sībawayhi de la forme linguistique dans laquelle il l’a exprimée. De là la démarche qu’il suit généralement dans la Risāla : confronter un passage du ʾĪḍāḥ au passage équivalent du Kitāb, expliquer en quoi ils sont mutuellement contradictoires (ce qui ne va pas toujours de soi), et enfin démontrer le bien-fondé de la position de Sībawayhi et/ou l’inanité de celle d’al-Fārisī. Cela étant, il faut bien reconnaître que dans la grande majorité des cas, il s’agit de différences purement formelles, ou concernant des questions de détail d’un intérêt assez limité ; à cela s’ajoutent parfois des malentendus dus aux aléas de la transmission du texte. À titre d’illustration, j’en donnerai deux exemples.
Le premier concerne l’incipit du ʾĪḍāḥ : « Le discours [al-kalām] se compose [yaʾtalifu] de trois choses : nom, verbe et particule » (ʾĪḍāḥ, p. 71). Voici ce que cette phrase inspire à Ibn al-Ṭarāwa :
Le Maître ʾAbū Bišr ʿAmr b. Qanbar b. ʿUṯmān al-Ḥāriṯī, connu sous le nom de Sībawayhi a dit : les mots (al-kalim) sont : nom, verbe et particule. L’auteur du Kitāb al-ʾĪḍāḥ a dit : les mots (al-kalim) se composent de trois choses, nom, verbe et particule. Ainsi, ce que Sībawayhi affirme être divisé (munqasim) en trois choses, l’auteur [i.e. al-Fārisī] le déclare composé (multaʾim) de trois choses, ce qui est contradictoire de la première [affirmation, i.e. celle de Sībawayhi] ; toutefois ce qu’affirme Sībawayhi est conforme à la raison et au bon usage (maʿqūl maqūl), alors que ce qu’a dit l’auteur n’est ni l’un ni l’autre. (Risāla, p. 17)
Notons tout d’abord qu’Ibn al-Ṭarāwa se fonde sur une leçon fautive, due sans doute à une erreur de copiste : il lit al-kalim (« les mots ») à la place de al-kalām (« le discours »). De ce fait, la formulation qu’il attribue à al-Fārisī apparaît pour le moins bizarre et peu naturelle comparée à celle de Sībawayhi – ou plutôt de la glose qu’en donne notre auteur, par l’adjonction de yanqasim (« se divise en ») –, ce qui justifie en partie sa critique. Cela étant, il y a bien une certaine différence entre la démarche de Sībawayhi et celle d’al-Fārisī : là où le premier part de l’ensemble des mots de la langue7 pour les répartir en trois catégories, le second part lui du discours (ou de l’énoncé, kalām) pour identifier les catégories d’éléments dont il se constitue. Cette différence n’en reste pas moins ténue ; c’est essentiellement une question de formulation sans grande incidence pratique.
Curieusement, Ibn al-Ṭarāwa, après avoir longuement dit tout le mal qu’il pensait du fragment d’al-Fārisī dans sa mauvaise recension, envisage soudain la bonne, mais sur le mode hypothétique : si quelqu’un, dit-il, s’avisait de soutenir (ʾin zaʿama zāʿimun) que la vraie version du texte donne kalām au lieu de kalim, cela n’arrangerait rien, car cela reviendrait à dire que tout énoncé se compose nécessairement d’un nom, d’un verbe et d’une particule sans rien de plus, ce qui est manifestement absurde (Risāla, p. 17-18). Sans s’arrêter au caractère spécieux de ce raisonnement, on notera qu’une situation semblable apparaît un peu plus loin (Risāla, p. 32) : après avoir pourfendu une version erronée d’un passage du ʾĪḍāḥ, Ibn al-Ṭarāwa envisage la recension correcte, pour s’attacher à démontrer qu’elle ne vaut pas mieux que l’autre. Il est difficile de croire qu’il ne s’agit pas d’un procédé conscient et volontaire, au demeurant classique dans ce genre de débat.
Le second exemple sur lequel je m’arrêterai est de nature différente, puisqu’il concerne une question sur laquelle al-Fārisī s’écarte réellement de la doctrine du Kitāb. Question assez marginale au demeurant, puisqu’il s’agit du comportement du quantifieur kilā (« tous les deux, l’un et l’autre »), qui a toujours cette forme lorsqu’il est suivi d’un nom, mais présente une variation kilā- / kilay- lorsqu’il est suivi d’un pronom clitique :
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1a. ǧāʾa-nī kilā al-raǧul-āni
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est-venu moi tous-les-deux le homme duel-nom
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« Les hommes sont tous deux venus vers moi »
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1b. marartu bi-kilā al-raǧul-ayni
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je-suis-passé devant tous-les-deux le homme duel-gen
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« Je suis passé devant les deux hommes, tous deux »
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2a. ǧāʾa-nī al-raǧul-āni kilā-hum-ā
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est-venu moi le homme duel-nom tous-les-deux eux duel
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« Les deux hommes sont venus à moi, tous les deux »
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2b. marartu bi-l-raǧul-ayni kilay-him-ā
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je-suis-passé devant le homme duel-gen tous-les-deux eux duel
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« Je suis passé devant les deux hommes, tous les deux »
Pour al-Fārisī, l’alternance kilā- / kilay- en 2a et 2b est de nature casuelle : comme c’est le cas dans les noms, les morphèmes -ā- et -ay- servent respectivement, selon lui, à marquer le nominatif et le génitif-accusatif au duel. Cela le contraint évidemment à poser une règle ad hoc stipulant que, dans 1a et 1b le même kilā est invariable en cas. Sībawayhi, en revanche, suivant l’analyse de son maître al-Ḫalīl (m. 175/791 ?), prend la position inverse : pour lui kilā est invariable en cas, et la forme kilay-himā en 2b s’explique par analogie avec les prépositions ʾilā (« vers ») et ʿalā (« sur »), qui prennent la forme ʾilay- et ʿalay- lorsqu’elles sont suivies d’un pronom clitique ; ce qui le contraint évidemment à poser une règle ad hoc pour traiter kilā-humā en 2a. Comme on le voit, aucune de ces deux analyses n’apparaît beaucoup plus satisfaisante que l’autre ; on serait même tenté de juger celle d’al-Fārisī à tout prendre plus naturelle. Elle n’en déchaîne pas moins l’ire d’Ibn al-Ṭarāwa, indigné de ce que l’on puisse prendre de telles libertés avec les grands anciens :
C’est là une chose que l’on ne saurait excuser chez quelqu’un qui aurait la moindre teinture de l’art de la grammaire, tant elle s’éloigne de ce qui est juste, et tant elle s’écarte de ce que dit explicitement le Kitāb ! […] Comment cet individu peut-il juger correct d’établir une analogie entre ces deux choses [i.e. kilā et le nom au duel] et affirmer que le changement [i.e. l’alternance kilā- / kilay- dans 2a et 2b] est de nature casuelle ? (Risāla, p. 23-24)
Les « extravagances » d’Ibn al-Ṭarāwa
Dans les lignes qui précèdent, Ibn al-Ṭarāwa a pu apparaître comme le représentant d’un conservatisme un peu borné – et nullement inconnu dans le corps professoral, toutes époques confondues8 –, défenseur acharné des « bonnes vieilles méthodes qui ont fait leur preuve » et déplorant l’engouement des jeunes générations pour le dernier ouvrage à la mode. Cette impression n’est sans doute pas entièrement fausse ; c’est toutefois une image assez différente que la postérité a gardé de notre grammairien. Quatre siècles environ après sa mort, l’érudit égyptien al-Suyūṭī (m. 911/1505), dans la notice qu’il lui consacre dans la Buġyat al-wuʿāt, remarque :
Il a des opinions qu’il a été seul à soutenir, et par lesquelles il s’est opposé à la grande majorité des grammairiens (ǧumhūr al-nuḥāt). D’une manière générale, il eût été éminent dans les disciplines du langage – grammaire, lexicographie et belles-lettres – s’il n’eût commis ces extravagances (law-lā irtikābu-hu li-tilka al-ʾārāʾ). (Suyūṭī, Buġya, I, p. 602)
De fait, on trouve dans la Risāla un certain nombre d’idées originales, qui, pour s’opposer à la doctrine canonique (celle de « la grande majorité »), n’en sont pas pour autant dépourvues de pertinence et d’intérêt. Je me bornerai ici à en évoquer deux9.
La première concerne le vocatif, ou plutôt l’« interpellatif » (nidāʾ), si je puis l’appeler ainsi, c’est-à-dire la construction de type yā Zaydu (« ô Zayd ! »). Dans le ʾĪḍāḥ, cette question apparaît au deuxième chapitre, qui examine les différentes combinaisons de parties du discours pouvant former un énoncé indépendant (kalām mustaqill) ; très classiquement, al-Fārisī en identifie deux, l’une constituée de deux noms, comme ʿAmrun ʾaḫū-ka (« ʿAmr [est] ton frère »), et l’autre d’un verbe et d’un nom, comme kataba ʿAbdu Allāhi (« ʿAbd Allāh a écrit »), puis il ajoute que toutes les autres combinaisons possibles sont exclues, « sauf celle d’une particule et d’un nom dans l’interpellatif, comme yā Zaydu » (ʾĪḍāḥ, p. 72-73). Cette décision, partagée par la grande majorité des grammairiens, découle logiquement, en un sens, de la définition de l’énoncé (kalām) en termes d’autonomie sémantique10, comme « ce après quoi il est correct de cesser de parler » (mā yaḥsunu ʿalay-hi al-sukūt), pour reprendre une formule récurrente chez Sībawayhi ; elle n’en pose pas moins plusieurs problèmes trop évidents pour que l’on s’y attarde, et auxquels la doctrine grammaticale canonique n’apportera guère que des solutions de replâtrage.
Celle que propose Ibn al-Ṭarāwa, si elle ne résout pas tous les problèmes11, apparaît plus simple, et marquée au coin d’un certain bon sens : après avoir dit le mal qu’il pensait du premier paragraphe du chapitre, il poursuit :
Ce qui vient ensuite est un salmigondis (taḫlīṭ) qu’il est impossible de critiquer de manière suivie, et dont le contenu défie toute tentative de réfutation, si ce n’est […] qu’il suggère [à propos de l’interpellatif] que yā est une particule, au même titre que min [préposition indiquant l’origine], hal [particule interrogative] ou lam [particule négative] […]. Or il en va tout autrement qu’il se l’imagine, car elle [i.e. yā] a le statut d’un cri (bi-manzilat al-ṣawt). Sībawayhi a dit : « Ils [i.e. les locuteurs] lui ont donné le statut des cris, comme ḥawbu ! » 12 pour exciter les chameaux à se mettre en marche. Et si Sībawayhi − que Dieu l’ait en sa miséricorde – avait pris comme exemple yāh (« hélà ! »), cela aurait été plus approprié […] car c’est un cri au moyen duquel on attire l’attention sur l’endroit où l’on est. Et si on vise un objet en particulier, on remplace le −h [de yāh] par le terme générique qui le concerne, ou celui qui le désigne en propre, et l’on dit yā raǧulu (« hé, l’homme ! ») ou yā Ḥakamu (« hé, Ḥakam ! »). (Risāla, p. 22-23)
Contrairement à la majorité des grammairiens, qui considèrent yā comme une particule, c’est-à-dire comme un mot (kalima), Ibn al-Ṭarāwa le classe parmi les « cris », ʾaṣwāt au même titre que les interjections, les huchements servant à communiquer avec les animaux domestiques ou les onomatopées ; or les cris, qui sont des signes (censément) naturels ne peuvent être considérés comme des mots de la langue, qui eux sont conventionnels. Plus exactement, c’est tout l’ensemble yā Zaydu qui doit être considéré comme un « cri »13, si l’on admet – ce que fait manifestement Ibn al-Ṭarāwa – que Zaydu ne fait qu’occuper la position du -h de yāh et, partant, a le même statut. Du coup, il n’y a plus aucune raison de considérer yā Zaydu comme un énoncé, ce qui simplifie considérablement les choses et semble du reste marqué au coin du bon sens.
La seconde question concerne le duel et le pluriel des noms propres. À cet égard, quelques explications préliminaires s’imposent. Depuis les temps les plus reculés, les grammairiens arabes ont l’habitude, dans leurs exemples illustratifs, d’utiliser des noms propres (le plus souvent Zayd et ʿAmr) pour représenter les noms en général ; il s’agit d’ailleurs d’un phénomène abondamment attesté dans la plupart des traditions grammaticales (que l’on pense à Petrus et Paulus dans les grammaires latines médiévales) ; lorsque, pour une raison ou une autre, le nom doit être au duel ou au pluriel, ils n’hésitent pas à affecter lesdits noms propres des marques adéquates, et à dire al-Zaydān (« les deux Zayd ») et al-ʿAmrūn (« les ʿAmr ») ; c’est ce que fait, comme tant d’autres, al-Fārisī dans le chapitre traitant du duel et du pluriel à suffixes (bāb al-taṯniya wa-l-ǧamʿ al-musallam, ʾĪḍāḥ, p. 83-84), où il donne comme exemples de pluriels à suffixes, al-ʿAmrūn et al-Zaydūn à côté d’al-muslimūn (« les musulmans ») et al-ṣāliḥūn (« les hommes pieux »).
Voici l’interprétation quelque peu tendancieuse, qu’Ibn al-Ṭarāwa tire de cette notation somme toute anodine :
Il déclare dans ce chapitre que le nom propre, c’est-à-dire Zayd et autres, se comporte de la même façon au duel et au pluriel à suffixes qu’il soit indéfini ou défini, de par son statut d’adjectif (bi-manzilati-hi ṣifatan). (Risāla, p. 28)
Or al-Fārisī ne dit rien de la définitude ou de l’indéfinitude du nom propre ; quant au fait qu’il assimilerait le nom propre à un adjectif (ṣifa, litt. « qualificatif », ce terme englobant également les participes), il est apparemment induit par Ibn al-Ṭarāwa de la liste d’exemples donnée plus haut, où deux noms propres côtoient deux participes, substantivés en l’occurrence. Ajoutons à cela qu’en-dehors du cas litigieux des noms propres, seuls les participes et certains adjectifs forment un pluriel à suffixe, les substantifs faisant le leur par alternance de schème (e.g. raǧul / riǧāl, « homme / hommes ») ; cette règle bien connue n’est signalée ni par al-Fārisī ni par Ibn al-Ṭarāwa, mais elle est sous-jacente à la discussion menée par ce dernier.
C’est toutefois au premier point, celui du « nom propre indéfini », qu’il consacre l’essentiel de la discussion : son argumentation consister à dire en substance14 que quand un nom propre remplit sa fonction normale, qui est de désigner un individu dans sa singularité et qu’il est, de ce fait, dépourvu d’un contenu notionnel qu’il partagerait avec un autre individu, il est normalement impossible de l’utiliser au duel ou au pluriel. Cela n’est possible que s’il est employé comme « indéfini » (nakira), c’est-à-dire au sens de « un certain X », « un individu nommé X » ; comme le déclare expressément Sībawayhi :
Si tu disais : hāḏā Zaydāni munṭaliqāni (« Voici deux Zayd en train de partir ») […] cela ne pourrait être qu’indéfini, [dans la mesure où tu en fais les membres d’un groupe dont chaque individu est un Zayd sans que ce nom soit plus propre à l’un plutôt qu’à l’autre]15. (Kitāb, I, p. 338-339)
Pour le reste, poursuit Ibn al-Ṭarāwa, l’usage attesté, lorsque l’on veut parler de deux personnages homonymes, est de répéter le nom propre et de dire par exemple Muḥammad wa-Muḥammad (« Muḥammad et Muḥammad ») et non pas al-Muḥammadān (« les deux Muḥammad »).
Parvenu à ce point, il reconnaît cependant que, dans certains cas très particuliers, il est effectivement possible d’employer au duel un nom propre « défini », et de dire par exemple al-Zaydān (« les deux Zayd »), mais seulement à condition que les deux personnages homonymes partagent un trait commun, ou une situation commune, auquel cas le nom propre devient la « marque distinctive » (tarǧama, litt. « l’en-tête d’une lettre » ou « le titre d’un chapitre ») de ce trait ou de cette situation. Cela étant, conclut le grammairien, il s’agit là d’un cas particulier que l’on ne peut nullement présenter comme la règle, contrairement à ce que, d’après lui, fait al-Fārisī.
La remarque est assurément juste et pertinente, mais soulève une question épineuse : al-Fārisī, en l’occurrence, n’a fait que suivre l’exemple de ses prédécesseurs, à commencer par Sībawayhi lui-même, qui emploie régulièrement al-Zaydān et al-Zaydūn comme prototypes de noms au duel et au pluriel dans ses exemples. Voici comment Ibn al-Ṭarāwa le justifie :
Et si l’on disait que Sībawayhi a fait usage de cette construction à de nombreuses reprises dans son Kitāb, l’on répondrait : cela ne mérite pas qu’on s’y arrête, car il a clairement exposé la vérité et l’a solidement établie sur des principes […], puis il a cherché dans ses exemples ce qui était fréquent et facile à comprendre, sans pour autant contredire les principes qu’il avait établis. (Risāla, p. 30-31).
Autrement dit, dès lors que les formes de type al-Zaydān ou al-Zaydūn sont attestées dans l’usage, fût-ce dans un emploi très particulier, Sībawayhi était parfaitement en droit de les utiliser dans des exemples grammaticaux, pour des raisons de commodité pédagogique, d’autant qu’il a clairement établi quelle était la bonne doctrine en la matière. Mais alors, pourrait-on objecter, pourquoi ne pas étendre cette justification à al-Fārisī, qui n’a fait à tout prendre que suivre l’exemple de l’auteur du Kitāb ? La réponse d’Ibn al-Ṭarāwa est digne d’un accusateur public particulièrement retors :
Si cet individu n’avait pas énuméré le nom [propre] avec l’adjectif, s’il ne les avait pas rapprochés dans sa formulation, alors nous aurions retenu cet argument en sa faveur et nous l’aurions justifié par cette explication. Mais il a soutenu explicitement des affirmations inexcusables aux yeux de quiconque a la moindre teinture de cette discipline, ce qui ne nous laisse d’autre choix que de jeter le soupçon sur lui, en raison de tout ce qui précède. (Risāla, p. 31)
Ainsi donc, le simple fait qu’al-Fārisī ait rapproché, dans une même liste, al-Zaydūn et al-ṣāliḥūn suffit, aux yeux d’Ibn al-Ṭarāwa, à invalider toute son analyse, et surtout à lui refuser la « présomption d’innocence » dont il aurait pu bénéficier en se basant sur l’argumentation qui permettait de justifier Sībawayhi ! Le raisonnement laisse assez perplexe, et semble surtout démontrer, une fois de plus, jusqu’à quels excès peut se porter l’odium philologicum. Cela étant, l’élément qu’il faut principalement retenir ici, à mon sens, est la remarque, juste et originale, d’Ibn al-Ṭarāwa sur certaines particularités des noms propres.
Conclusion
De cette très brève incursion dans la Risāla me semblent émerger, plutôt qu’une conclusion, une question, celle de la réception du ʾĪḍāḥ dans l’espace andalou. Si l’ouvrage, comme je l’ai signalé plus haut, y connut une vogue indiscutable – encore que nettement inférieure à celle du Ǧumal d’al-Zaǧǧāǧī – il semble s’y être montré nettement plus « clivant » que dans l’Orient musulman, suscitant autant de critiques que d’éloges. Au nombre des premiers, outre la Risāla dont on a pu apprécier la virulence polémique, figure aussi, un siècle et demi plus tard, Ibn ʿUṣfūr (m. 669/1271), l’un des grands noms de la grammaire arabo-andalouse, auteur entre autres d’un commentaire du ʾĪḍāḥ, qui devait manifestement être critique, puisqu’il suscita une « réfutation » (radd) de son contemporain et compatriote Ibn al-Ḍāʾiʿ (m. 680/1281), Sévillan comme lui (Ḥibšī 2004, I, p. 367). Parmi les aficionados du texte d’al-Fārisī, on peut également mentionner ʿAlī b. Ḫalaf al-Ġarnāṭī (m. 440/1048), dont les sources nous ont conservé un poème à la gloire du ʾĪḍāḥ, où il affirme en substance qu’il est la « clé du Kitāb » (Qifṭī, ʾInbāh, II, p. 227-228). Il y a là une question qu’il serait intéressant d’approfondir, en dégageant plus finement les lignes de fracture entre les deux groupes et les enjeux (théoriques, sociologiques, politico-religieux ?) du débat.
Sources primaires
- Fārisī (al-), ʾAbū ʿAlī, 1432/ 2011. Kitāb al-ʾĪḍāḥ, éd. Kāẓim Baḥr al-Murğān, Beyrouth, ʿĀlam al-kutub. [Google Scholar]
- Ibn al-Ṭarāwa, ʾAbū al-Ḥusayn, 1432/ 2011. Risālat al-ʾIfṣāḥ bi-baʿḍ mā ǧāʾa min al-ḫaṭaʾ fī al-ʾĪḍāḥ, éd. Ḥātim Ṣāliḥ al-Ḍāmin, Beyrouth, ʿĀlam al-kutub [à la suite du Kitāb al-ʾĪḍāḥ]. [Google Scholar]
- Qifṭī (al-), Ǧamāl al-dīn ʿAlī, 1406/ 1986. ʾInbāh al-ruwāt ʿalā ʾanbāh al-nuḥāt, éd. Muḥammad ʾAbū al-Faḍl ʾIbrāhīm, Beyrouth/Le Caire, Muʾassasat al-kutub al-ṯaqāfiyya/Dār al-fikr al-ʿarabī, 4 vol. [Google Scholar]
- Sībawayhi, 1881-1889. Kitāb Sībawayhi, éd. Hartwig Derenbourg, Paris, Imprimerie nationale, 2 vol. [Google Scholar]
- Suyūṭī (al-), Ǧalāl al-dīn ʿAbd al-Raḥmān, 1399/ 1979. Buġyat al-wuʿāt fī ṭabaqāt al-luġawiyyīn wa-l-nuḥāt, éd. Muḥammad ʾAbū al-Faḍl ʾIbrāhīm, Beyrouth, Dār al-fikr, 2 vol. [Google Scholar]
- Binaghi, Francesco, 2015. La postérité andalouse du Ǧumal d’al-Zaǧǧāǧī, Thèse de Doctorat, Université d’Aix-Marseille. [Google Scholar]
- Carter, Michael G., 2011. « The Andalusian Grammarians, Are They Different? », Orfali, Bilal (éd.), In the Shadow of Arabic: The Centrality of Language to Arabic Culture. Studies presented to Ramzi Baalbaki on the Occasion of His Sixtieth Birthday, Leiden/Boston, Brill, 31–48. [Google Scholar]
- Guillaume, Jean-Patrick, 2009. « Un homme nommé ʾAfʿal : Sībawayhi et les pièges du métalangage » , Histoire Épistémologie Langage 31/1, 171–187. [CrossRef] [Google Scholar]
- ― 2017. « Phrase (jumla) et énoncé (kalām) dans la tradition grammaticale arabe » , Langages 205, 59–71. [CrossRef] [Google Scholar]
- Ḥibšī (al-), ʿAbd Allāh Muḥammad, 1425/2004. Ǧāmiʿ al-šurūḥ wa-l-ḥawāšī, Abou Dabi, al-Maǧmaʿ al-ṯaqāfī, 3 vol. [Google Scholar]
- Humbert, Geneviève, 1995. Les voies de la transmission du Kitāb de Sībawayhi, Leiden/New York/Köln, Brill. [Google Scholar]
Sources secondaires
- Fārisī (al-), ʾAbū ʿAlī, 1432/ 2011. Kitāb al-ʾĪḍāḥ, éd. Kāẓim Baḥr al-Murğān, Beyrouth, ʿĀlam al-kutub. [Google Scholar]
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- Sībawayhi, 1881-1889. Kitāb Sībawayhi, éd. Hartwig Derenbourg, Paris, Imprimerie nationale, 2 vol. [Google Scholar]
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- Humbert, Geneviève, 1995. Les voies de la transmission du Kitāb de Sībawayhi, Leiden/New York/Köln, Brill. [Google Scholar]
Sur ce dernier point, voir Carter (2011).
J’emploie cette expression pour désigner la partie de la péninsule Ibérique qui a été durablement marquée par la civilisation arabo-musulmane (en arabe al-Andalus) ; elle déborde considérablement les limites de l’Andalousie proprement dite (i.e. la région administrative espagnole) et englobe le sud du Portugal.
À titre de comparaison, les premiers commentaires orientaux de cet ouvrage datent de la fin du IVe/Xe siècle, soit quelques années après la mort de leur auteur (Ḥibšī 2004, I, p. 363 sqq.)
Sur cet abrégé et sa postérité andalouse, voir Binaghi (2015).
Voir aussi Carter (2011, p. 37-38).
Sur ces questions, bien connues des arabisants, voir Guillaume (2017).
Risāla, p. 28-31. Je renonce à traduire le passage concerné, qui nécessiterait des explications interminables pour le rendre intelligible. Quelques aspects de cette question (notamment celle du « nom propre indéfini ») sont abordés dans Guillaume (2009).