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Histoire Epistémologie Langage
Volume 40, Numéro 2, 2018
La tradition linguistique arabe et l’apport des grammairiens arabo-andalous
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Page(s) | 103 - 120 | |
Section | Varia | |
DOI | https://doi.org/10.1051/hel/2018013 | |
Publié en ligne | 22 janvier 2019 |
Hyparktikón et substantivum : entre verbe et nom dans la grammaire grecque et latine★
Università degli Studi di Torino,
Torino, Italie
Apollonius Dyscole range parmi les hyparktikà rhḗmata les verbes aussi bien copulatifs que d’appellation : son usage reste un unicum dans l’ensemble du corpus grammatical grec tel qu’il nous a été transmis. Le système apollonien peut être expliqué – nous semble-t-il – par sa conception du nom, censé signifier à la fois la substance et la qualité du référent et donc lié à la signification de l’hyparxis / ousía : le fait de nommer un référent en implique l’existence du moins au niveau linguistique. Priscien de son côté, influencé par son arrière-plan platonicien, limite le verbum substantivum (calque de hyparktikòn rhḗma) au seul verbe sum, mais pour la première fois dans l’histoire de la linguistique ancienne transpose l’adjectif substantivum de la classe verbale à la classe nominale : il récupère ainsi d’une certaine manière l’héritage d’Apollonius et en même temps resserre à l’extrême les liens entre le nom et la substance.
Abstract
Apollonius Dyscolus classifies as hyparktikà rhḗmata both copulative and appellative verbs. His usage represents an unicum in the ancient Greek tradition as far as we know it. We suggest that Apollonius’ system can be explained by his understanding of the noun, that is said to signify both the substance and the quality of the referent and is therefore related to the signification of the hyparxis / ousía : naming a referent implies its existence at least at linguistic level. On the other side Priscian, influenced by his Platonic background, restricts the verbum substantivum (loanword from hyparktikòn rhḗma) to the only verb sum, but for the first time in the history of ancient linguistics he transposes the adjective substantivum from the verb’s to the noun’s class. By doing so he gathers somehow the heritage of Apollonius and at the same time pushes to extremes the links between the noun and the substance.
Mots clés : Apollonius Dyscole / Priscien / hyparxis / ousía / hyparktikòn rhḗma / verbum substantivum / substantia / qualitas / nom / adjectif / pronom / deixis
Key words: Apollonius Dyscolus / Priscian / hyparxis / ousía / hyparktikòn rhḗma / verbum substantivum / substantia / qualitas / noun / adjective / pronoun / deixis
© SHESL/EDP Sciences
Cette contribution a pour sujet un aspect de la théorie linguistique ancienne qui semble secondaire et relève tout simplement de la terminologie technique, mais qui nous permettra de développer quelques remarques sur la conception du nom chez le grammairien alexandrin Apollonius Dyscole (IIe siècle après J.-C.) et chez Priscien (VIe siècle). Notre attention se portera sur le sens et sur l’emploi de l’adjectif grec hyparktikόn et du latin substantivum. Chez Apollonius ce terme accompagne le verbe (hyparktikòn rhḗma) pour désigner à la fois les verbes copules et les verbes d’appellation : l’inclusion des verba vocativa dans la catégorie des hyparktiká reste isolée dans le panorama grammatical ancien et nous semble liée à la signification du nom et notamment du nom propre. D’ailleurs les analogies entre la grammaire grecque et latine sont plus apparentes que réelles : bien que le neutre substantivum soit un calque de hyparktikόn et à son tour une nouveauté dans la grammaire romaine, Priscien serre à l’extrême les liens entre catégorie nominale et substance. La substantia joue dans son système un rôle bien plus important que chez Apollonius. Ce dernier classe le verbe onomázomai parmi les hyparktikà rhḗmata : comme on le verra, son choix est probablement à mettre en relation avec l’idée que le nom peut signifier l’hyparxis d’un référent ; Priscien, de son côté, limite le verbum substantivum, calque de hyparktikòn rhḗma, au seul verbe ’être’, mais il parvient à transposer l’adjectif substantivum de la classe verbale à la classe nominale et à le rattacher aussi au nomen.
Suivant l’évolution du mot hyparktikόn de la Syntaxe apollonienne1 à l’Ars Prisciani2, nous verrons que la terminologie grecque est réélaborée et adaptée à la langue latine d’une façon qui permet de mieux situer Priscien dans le contexte culturel du VIe siècle : non plus grammairien de l’Antiquité, pas encore pleinement penseur du Moyen Âge.
1 L’hyparktikòn rhḗma chez Apollonius Dyscole
Il faut donc partir d’Apollonius Dyscole pour passer ensuite en revue les emplois du mot hyparktikόn chez les autres grammairiens grecs. Cet adjectif n’apparaît en grec qu’à propos du verbe. La catégorie de l’hyparktikòn rhḗma3 comprend eimí, hypárchō, onomázomai (plus rarement kaloúmai, kleízomai, ou légomai, e.g. Synt. I 138 = GG II.2, 113, 8-9 ; II 47 = GG II.2, 159, 13-160, 3) : il s’agit de verbes copules et de verbes d’appellation, à savoir de verbes qui se construisent avec deux nominatifs. Il faut cependant remarquer qu’à l’intérieur de cette classe Apollonius établit parfois une distinction entre les verbes qui signifient l’existence / l’identité4 onomastique (hyparxis onomastikḗ) et ceux d’existence / identité substantielle (hyparxis ousiṓdēs : Synt. I 136 = GG II.2, 112, 4-5 ; cf. Synt. II 47 = GG II.2, 159, 14). Eimí et hypárchō, qui désignent l’hyparxis ousiṓdēs, sont ainsi séparés des verbes d’appellation, et ailleurs l’expression « verbes d’existence ou d’appellation (tà tȇs hypárxeōs ḕ klȇseōs) » (e.g. Pron. GG II.1.1, 52, 11-12 et 16 ; cf. hyparxin ḕ idías poiṓtētos thésin sēmaínonta, Synt. II 47 = GG II.2, 159, 13-145) paraît distinguer de manière nette les deux classes. Toutefois, comme le souligne Uhlig, ad Synt. GG II.2, 112, 5, « saepius hyparktikôn vel hypárxeōs nomine comprehenduntur etiam verba nuncupandi ».
Nous ne trouvons pas de définitions de l’hyparktikòn rhḗma dans les œuvres qui nous sont parvenues d’Apollonius ; de plus, le traité consacré au verbe, le Rhēmatikón dont le titre est attesté par Suda, Apollonios [3422], a été perdu. Force est donc de se résigner à constater que, dans les textes qui nous sont parvenus, alors même qu’Apollonius énonce parfois des théories novatrices, les défend et les justifie face à d’autres grammairiens, l’adjectif hyparktikόn est accolé au verbe sans que son sens soit jamais expliqué : tout se passe comme s’il s’agissait d’un mot technique déjà bien intégré à la langue de la grammaire. Malheureusement, il n’est pas aisé d’établir si c’est vraiment le cas, ou si l’hyparktikòn rhḗma est une innovation d’Apollonius. Toute tentative de reconstruction paraît destinée à rester à l’état d’hypothèse : même si les syntagmes tà hyparktikà tôn rhēmátōn et hē hyparktikḕ tôn rhēmátōn syntaxis aussi bien que l’expression hyparktikòn rhḗma n’apparaissent jamais dans la tradition directe antérieure à Apollonius, la pénurie de sources jusqu’au IIe siècle nous contraint à la prudence.
Le « verbe qui signifie l’existence » est attesté chez Lesbonax6, Schem. 5, 6 et ensuite chez Hérodien. Nous ne disposons pas de sources directes antérieures, même si ce genre de verbe apparaît dans la tradition indirecte de Philoxène7, frg. 215, 2 Th. (Or. 170, 14) et d’Héraclide de Milet8, frg. 42, 2 Cohn (Eust. in Il. II 826, 1-3) ; frg. 49, 9 Cohn (Eust. in Od. I 80, 13-17) ; frg. 52, 4 Cohn (Eust. in Od. I 360, 1). Rien n’empêche de croire que la terminologie employée par ces témoins soit tardive, puisque Orion écrivait au Ve siècle et Eustathe au XIIe. Cependant, au moins dans le cas du frg. 52 d’Héraclide, l’adjectif hyparktikόn paraît se situer dans le contexte d’une citation littérale, introduite par les mots eipṑn hoútōs. On pourrait donc en déduire que l’hyparktikòn rhêma remonte, sinon à Apollonius lui-même, du moins à une époque très proche de lui.
Quelle que soit l’origine de la terminologie technique d’Apollonius, un autre aspect nous intéresse particulièrement : dans l’état actuel de nos connaissances, son emploi d’hyparktikόn reste un unicum. Dans les textes grammaticaux précédents – pour autant qu’ils puissent être reconstruits sur la base de la tradition indirecte – aussi bien que dans les sources contemporaines et postérieures à lui, cet adjectif fait toujours référence aux seuls verbes qui signifient ʻêtreʼ, notamment eimí et hypárchō, en fonction à la fois de copule et de prédicat verbal.
Ainsi, d’après les sources disponibles aucun grammairien grec, à l’exception d’Apollonius, n’emploie hyparktikòn rhêma pour désigner onomázomai9. Tout se passe comme si une acception de cet adjectif avait été perdue au cours du temps. D’ailleurs, il y a aussi une deuxième possibilité : le choix d’Apollonius de retenir onomázomai parmi les hyparktikà rhḗmata pourrait être dû à des raisons théoriques qui lui sont propres et donc prendre sens seulement dans le contexte de son système. Afin de vérifier la cohérence de cette classification avec le reste de la doctrine de notre grammairien, il sera utile d’évoquer la conception apollonienne de ce qui est strictement lié au signifié de onomázomai, à savoir le nom (όnoma). Si onomázomai est un hyparktikòn rhêma, alors il exprime l’hyparxis des entités nommées ; mais l’όnoma, lui, peut-il exprimer hyparxis ?
2 Le signifié du nom chez Apollonius
Les exégètes des traités d’Apollonius se sont souvent interrogés sur le signifié du nom chez ce grammairien10. Il s’agit d’une vexata quaestio compliquée par le manque de définitions du nom dans les ouvrages transmis et par les incertitudes sur la fiabilité de la tradition indirecte. Essayons de la résumer.
La seule définition du nom attribuée à Apollonius est transmise par une scholie à la Téchne du pseudo-Denys. <Héliodore>, Sch. Lond. GG I.3, 524, 8-12 écrit : « Il faut savoir qu’Apollonius et Hérodien définissent ainsi le nom : ʻle nom est une partie du discours douée de cas qui attribue à chaque substrat, qu’il soit corps ou action, une qualité commune ou propreʼ ; par contre, Romanus et Philopon préfèrent ʻsubstanceʼ au lieu de ʻqualitéʼ »11. Un moindre crédit est attribué à Choiroboscos, in Theod. Can. GG IV.1, 105, 23-25, qui mentionne la même définition qu’Héliodore, mais de manière anonyme et avec les termes inversés : Romanus et Philopon auraient préféré qualité à substance12. Ildefonse (1997, p. 290-291) pense que même cette deuxième tradition découle d’Apollonius, ce qui est tout à fait possible en considération notamment de ce qu’on verra par la suite ; de toute manière il faut admettre que le lien du nom avec la qualité des substrats est confirmé par les traités apolloniens mêmes et par le parallèle de Priscien, II 22 (GL II 56, 29-57, 1) : Nomen est pars orationis quae unicuique subiectorum corporum seu rerum communem vel propriam qualitatem distribuit.
Le propre du nom est donc de signifier la qualité : il s’agit d’un héritage de la tradition stoïcienne qui remonte à Diogène de Babylone, ap. Diog. Laert. VII 58 (SVF III Diog. 22 = FDS 536), d’après laquelle le nom propre (kyrion όnoma) signifie la qualité propre d’un individu, l’appellatif (prosēgoría) la qualité commune des membres d’une classe13.
Apparemment, le nom diffère du pronom en ce sens qu’il assigne une qualité aux référents externes au langage (hypokeímena)14, tandis que le pronom en signifie la substance (ousía)15 par le biais de sa force déictique (e.g. Pron. GG I.1.1, 9, 8-9 ; Synt. I 120 = GG II.2, 101, 12-14 ; Synt. I 138 = GG II.2, 113, 7 ; Synt. II 24 = GG II.2, 143, 9-10). Toutefois, cette dichotomie si nette ne paraît pas refléter la conception apollonienne de la signification nominale et pronominale qui semble bien plus nuancée. Nous essaierons de rassembler dans un tableau d’ensemble aussi cohérent que possible les données dispersées dans la tradition directe et indirecte.
Premièrement, dans un passage du traité sur le pronom qui a pour but de montrer que tís indéfini et interrogatif est un nom, et non pas un pronom (GG II.1, 27, 9-10), l’όnoma est défini comme ce qui signifie non seulement la qualité, mais la « substance avec la qualité » (ousía metà poiόtētos) d’un référent, tandis que le pronom n’en montre que la « substance ». Ce passage, d’ordinaire considéré comme reflétant la véritable doctrine d’Apollonius, a été récemment réexaminé par Brumberg-Chaumont (2007) en raison du contexte polémique dans lequel il se situe. Le contexte est en effet incontestablement polémique : la phrase est attribuée aux adversaires d’Apollonius qui étaient convaincus que tís était un pronom. Néanmoins, toute la section du traité consacrée à démontrer que tís est un nom suit un schéma constant : les prémisses sont vraies, les conséquences que les autres grammairiens en tirent sont fausses. Or, la phrase « les pronoms signifient la substance, les noms la substance avec la qualité » représente une prémisse, donc elle peut à bon droit être considérée comme véritablement apollonienne. Ce dont Apollonius conteste la validité, c’est le fait que tís, qui signifie la seule ousía, soit pour cela un pronom (Pron. GG II.1, 28, 6-9). Par contre, d’après Apollonius tís appartient à la catégorie nominale en vertu de son statut indéterminé : cette caractéristique est incompatible avec la force déictique des pronoms qui distinguent les personnes en les mettant sous les yeux (Synt. I 96 = GG II.2, 81, 2). Par conséquent, lorsque le référent (hypokeímenon) est désigné par un pronom, sa qualité reste indéterminée, alors que le nommer, à savoir le définir avec exactitude, correspond à en préciser à la fois la substance et la qualité, commune ou propre16. Comme nous pouvons le lire dans la Syntaxe, les pronoms indiquent la substance de manière déictique ; tís manque de force déictique et ne peut pas indiquer la substance, mais c’est sur elle qu’il pose la question (voir Synt. I 32 = GG II.2, 30, 1). À la question introduite par tís on répondra par un pronom (egṓ) ou par un nom propre (Arístarchos, Pron. GG II.1.1, 28, 5-6).
Apollonius revient sur tís dans Synt. I 31 (GG II.2, 29, 1-8), passage que nous voudrions mettre en parallèle avec le traité consacré au pronom. Ces quelques lignes ont posé de nombreux problèmes exégétiques et ont longtemps été considérées comme lacunaires, au point d’avoir été intégrées par G. Uhlig sur la base de la comparaison avec le texte de Priscien, XVII 23 (GL III 122, 2-6)17. Apollonius explique que tís interrogatif pose la question sur l’hyparxis d’un référent (hypokeímenon)18 ou sur l’ousía (ce mot est utilisé par rapport à tís quelques lignes plus loin, Synt. I 32 = GG II.2, 30, 1) quand l’action est connue, mais la personne qui agit est inconnue. À cette question on répondra par un pronom (egṓ, cf. Pron. GG II.1.1, 28, 5), ou par un nom commun (ánthrōpos) ou propre (Tryphōn, cf. Arístarchos dans Pron. GG II.1.1, 28, 5-6) puisque les noms propres montrent aussi la substance (ousía)19. S’il est vrai que tís questionne sur la substance, la réponse doit signifier cette substance ; s’il est possible de répondre par un nom commun ou propre à la question posée par tís, il s’ensuit que les noms – à la fois communs et propres – signifient eux aussi la substance. Les noms propres Arístarchos et Tryphōn montrent l’ousía de façon semblable au pronom egṓ. Apparemment, si la question posée par tís porte sur l’hyparxis et sur l’ousía, il y a une forte relation sémantique entre ces deux termes20. Le nom et le pronom représentent tous les deux une réponse valable à la question sur l’existence réelle et actuelle (hyparxis, ousía) du référent sujet de l’action.
Il faut cependant remarquer que le nom ne peut pas montrer la substance avec le même degré de définition que le pronom : le pronom signifie des personnes définies, tandis que le nom, s’il est commun n’identifie pas un individu, et au cas où il est propre peut donner lieu à l’homonymie – au point qu’il faut parfois poser une deuxième question pour éviter l’ambiguïté et pour identifier la personne sans équivoque : c’est le cas d’Ajax « le fils de Télamon » ou « le grand » (Synt. I 121 = GG II.2, 102, 8-20), opposé à Ajax le fils d’Oilée.
Synt. I 31 confirmerait donc la possibilité que la prémisse présentée dans Pron. GG II.1.1, 27, 9-10 comme opinion d’autres grammairiens (« les pronoms signifient la substance, les noms la substance avec la qualité ») reflète véritablement la pensée d’Apollonius. Brumberg-Chaumont (2007) a soulevé la question d’une contradiction entre le Pronom, où tous le noms sont dits signifier la substance et la qualité, et la Syntaxe, où l’observation est restreinte aux noms propres et aux appellatifs. La contradiction nous semble toutefois plus apparente que réelle. Noms propres et appellatifs qui peuvent répondre à l’interrogatif de substance tís représentent en effet tous les noms. Si nous prenons en compte la section de Synt I 31-33 dans son ensemble, nous pouvons souligner le fait qu’Apollonius ne distingue pas entre noms propres et appellatifs d’une part, noms épithètes de l’autre. Il faut admettre que tís diffère des autres interrogatifs qui relèvent du nom (poîos, pósos, pēlíkos, podapós) dans ce sens qu’ils ne questionnent pas sur la substance d’un référent, mais sur sa qualité, sa quantité, sa taille et sa nationalité d’origine, à savoir sur ses déterminations adjectivales ; de plus, les réponses à ces derniers sont des noms qui s’ajoutent « avec un sens adjectival » aux noms répondant à tís et qui contribuent à mieux déterminer et définir la substance21. Toutefois, même ces réponses adjectives peuvent être des noms communs et non seulement des adjectifs selon le sens moderne du terme : à poîos on répondra par exemple ho grammatikós, ho mousikós, ho dromeús22 (Synt. I 32 = GG II.2, 30, 9-10). La ligne de partage entre noms qui signifient la substance et noms qui y ajoutent les accidents (qualité, quantité, taille, nationalité) n’est pas celle – bien plus tardive – entre nom et adjectif : la qualité, dans les exemples offerts par Apollonius, n’est pas toujours représentée par un adjectif. Chez Apollonius tous les noms sont distingués en deux catégories sur la base de leur signification (katà sēmasían : Schneider, GG II.3, 48-49) : les kyria (qui signifient une qualité propre) et les prosēgoriká (qualité commune) ; ces derniers sont à leur tour divisés en sous-classes, parmi lesquelles il y a les epithetiká23.
Par conséquent, il n’y a pas de contradiction entre la Syntaxe et le Pronom : tous les noms – propres et appellatifs – signifient la substance. Pour soutenir cette interprétation, nous pouvons mentionner encore Synt. II 41 (GG II.2, 155, 3-5), où nous lisons qu’à travers un pronom nous pouvons comprendre un nom quant à sa valeur, à savoir quant au signifié, parce que le pronom partage la capacité qu’a le nom de signifier la qualité propre du référent : nous avons donc là une confirmation explicite, dans la tradition directe, de l’analogie sémantique entre ces deux parties du discours24. Dans un autre passage de la Syntaxe concernant encore les interrogatifs nominaux, Synt I 120 (GG II.2, 101, 11–102, 3), Apollonius Dyscole écrit que le pronom, au moment où il désigne le référent comme étant sous les yeux, en vertu de sa force déictique, en indique non seulement la substance, mais aussi les qualités, à savoir les accidents qui se rattachent nécessairement à la substance ; le pronom ne précise pas la nature desdites qualités parce qu’il ne les nomme pas, mais il inclut de facto dans l’ostension de la substance celle des qualités qui lui sont attachées25.
En résumé, le fait de signifier l’ousía ne suffit pas pour que tís soit un pronom : signifier l’ousía n’est pas un trait distinctif du pronom, puisque même les noms peuvent avoir la même valeur. Le pronom diffère du nom plutôt pour sa modalité de signification, à savoir la deixis, dont tís est dépourvu. Substance et qualité ne s’excluent pas l’une l’autre : Apollonius reconnaît aussi au nom, dont le propre est d’assigner une qualité commune ou propre à un référent, la signification de la substance, et au pronom la fonction de présenter comme sous les yeux la substance avec tous les accidents que le regard arrive à saisir.
À l’issue de cet aperçu des occurrences de ousía et de hyparxis par rapport à la signification du nom, nous voudrions suggérer que la frontière entre le signifié des noms et des hyparktikà rhḗmata paraît faible chez Apollonius Dyscole et que le classement des uerba vocativa parmi les hyparktiká pourrait être une conséquence du lien sémantique du nom avec l’hyparxis / ousía. Au niveau linguistique les noms font référence aux êtres qui agissent ou subissent une action et ils les identifient. Il se peut que onomázomai soit un verbe hyparktikón puisqu’il exprime l’existence / identité nominale d’un référent, il nomme ce référent et par conséquent il en implique l’existence, du moins au niveau linguistique26 – il est en effet impossible de nommer ce qui n’existe pas.
3 Priscien : le verbum substantivum
Le classement des verba vocativa parmi les hyparktikà rhḗmata, attesté à notre connaissance chez le seul Apollonius, paraît donc strictement lié à sa conception du nom. Le système de Priscien diffère en partie de ce système conceptuel, bien qu’il partage avec son modèle grec la définition du nom en termes de substance et qualité. Chez Priscien la notion de substance et le substantivum suivent une évolution qui trahit l’influence d’un arrière-plan platonicien, même si ses théories gardent peut-être quelques traces du rapport entre nom et verbes d’appellation que nous avons décrit plus haut.
Priscien définit donc le nom de manière similaire à Apollonius : proprium est nominis substantiam et qualitatem significare (II 18 = GL II 55, 6). La substantia peut être désignée à la fois par le nom et par le pronom, mais à ce sujet il n’est pas possible de pousser trop loin les similarités entre le maître latin et Apollonius : dans les deux livres de constructione de l’Ars, comme le souligne Rosier (1992, p. 76), un rôle important est joué par l’opposition entre la substance et ce qui ne l’est pas, comme la qualité ou la quantité. Chez Priscien le nom exprime une substantia douée de qualitas (Baratin 1989, p. 398-403) : la qualité peut être à son tour l’expression de la substance elle-même (c’est le cas du substantif dans le sens moderne) ou bien d’une qualité, d’une quantité ou d’un nombre (c’est le cas des adjectifs)27. À l’intérieur de la classe nominale commence ainsi à se dessiner une distinction entre noms qui signifient une substance (noms propres et appellatifs) et noms qui signifient une qualité (noms adjectifs).
Si nous revenons maintenant aux verbes, le syntagme verbum substantivum est un calque de hyparktikòn rhḗma ; cependant, contrairement à ce qui se passe chez Apollonius et de manière similaire aux autres maîtres grecs cités plus haut, Priscien n’applique ce syntagme qu’au seul verbe sum, les verba vocativa étant à part28. Il n’y a qu’un seul verbum substantivum, sum. D’autre part, en s’éloignant de la tradition latine précédente pour se conformer à l’auctoritas grecque, Priscien se doit d’expliquer le sens de l’expression verba substantiva. Ainsi dans le huitième livre, consacré au verbe, il écrit (VIII 51 = GL II 414, 11-20) : praesens tempus proprie dicitur, cuius pars praeteriit, pars futura est. cum enim tempus fluvii more instabili volvatur cursu, vix punctum habere potest in praesenti, hoc est instanti. maxima igitur pars eius, sicut dictum est, vel praeteriit vel futura est, excepto sum verbo, quod ὑπαρκτικόν Graeci vocant, quod nos possumus substantivum nominare; id enim omnium semper est perfectissimum, cui nihil deest. Itaque praeteriti quoque perfecti vim habet, quod ostenditur, quando participiis praeteriti iunctum officio fungitur praeteriti perfecti per passivorum declinationem vel similium passivis. Similem huic vim habent etiam vocativa, ut ʻPriscianus vocor, nominor, nuncupor, appellorʼ29.
Le verbe sum est appelé substantivum car il est achevé et parfait : rien ne lui manque et il est prédicable de ce qui existe – pour ainsi dire – hors du temps. Quelque chose de semblable arrive toutefois aussi avec les verbes d’appellation, sur lesquels nous reviendrons par la suite : le syntagme Priscianus vocor véhicule la signification d’une substance qui demeure constante au fil du temps, exempte de toute forme de changement.
On retrouve dans la conception du verbe de Priscien l’idée – commune à la spéculation ancienne dès Platon − selon laquelle le présent est un point, une fraction minimale, presque inexistante, du temps dans son incessant écoulement. L’écoulement du monde sensible est un thème typique du platonisme depuis ses origines et il est possible d’en suivre les traces tout au long de l’histoire de ce courant philosophique : par exemple il est mentionné en tant que conception de l’Ancienne Académie et du Lycée dans le discours de Varron, ap. Cic. Acad. I 31, qui est un témoin de la pensée d’Antiochus d’Ascalon30. Le flux du sensible entraîne aussi l’écoulement du temps, et l’association du temps et de l’eau chez Priscien rappelle l’image héraclitéenne du fleuve dans lequel il n’est pas possible de se plonger deux fois31.
Cette réflexion reste étrangère à Apollonius et remonte plutôt au platonisme. En particulier, on peut comparer les mots du grammairien latin relatifs à la perfection de l’être à la conception de la substance telle qu’elle figure chez les philosophes platoniciens.
L’ousía représente le premier principe (prṓte archḗ) duquel les multiples êtres naissent et tirent leur existence (Porph. Isag. II 7). Dans Enn. III 7, 6, 12-18 Plotin explique que « cet acte possède l’être véritable, c’est-à-dire qu’il ne peut jamais cesser d’être ni être autrement qu’il n’est ; ce qui veut dire qu’il est toujours le même et ne diffère jamais de lui-même […] et l’on ne peut y saisir ni avant ni après » (trad. Bréhier 1963) : l’être est éternel, parfait et immuable. Encore Enn. III 7, 6, 37-41 : « Une puissance pareille est tout ; elle est ce qui est ; elle n’a aucun défaut ; elle n’est pas complète sous un rapport et incomplète sous un autre. Un être qui dure, même s’il est achevé […] a encore besoin de l’avenir ; il a donc du défaut, puisqu’il a besoin du temps » (trad. Bréhier 1963), tandis que l’être est ce « qui n’a pas besoin de l’avenir ni d’un avenir restreint à un temps limité, ni même d’un avenir qui s’étend à l’infinité du temps, mais qui possède tout ce qu’il doit avoir » (Enn. III 7, 6, 43-45 ; trad. Bréhier 1963). L’écho platonicien retentit – nous semble-t-il – dans les mots de Priscien : de même que l’être de Plotin se distingue des corps imparfaits et plongés dans le temps en ce qu’il n’a pas de défaut (il n’est pas endeés) et surtout qu’il n’a pas besoin d’avant ni d’après, de même aussi le verbe sum, expression de l’être et de l’existence, est le verbe parfait, cui nihil deest.
Priscien ne classe jamais les verbes d’appellation parmi les substantiva et les appelle toujours vocativa. Cela ne l’empêche toutefois pas de reconnaître une analogie entre les substantiva et les vocativa, deux genres de verbes souvent rapprochés en raison plus de leur ressemblance sémantique que de leur construction prédicative : les verbes d’appellation admettent eux aussi la substance comme leur contenu sémantique. Comme nous l’avons vu dans VIII 51, précédemment cité, les verbes d’appellation ont une valeur semblable à celle de sum. De plus, dans XVII 78 (GL III 152, 13) la duplicata substantiae demonstratio32 est due à la construction du pronom avec le verbe sum ou vocor, tous les deux exprimant la substance ; dans XIII 20 (GL III 13, 10) les vocativa, bien qu’il soient distingués des verbes qui signifient la substance, sont définis comme les verbes qui montrent la dénomination (nominatio), in qua similiter substantia demonstratur. Priscien souligne donc souvent l’affinité sémantique entre ʻêtreʼ et les verbes d’appellation et semble garder le souvenir de l’idée, présente chez Apollonius, que le nom identifie un référent extralinguistique dont il implique en même temps l’existence pour le moins au niveau linguistique. L’adjectif substantivum, toutefois, est réservé au seul verbe sum, attaché qu’il est à la substance comprise à la manière platonicienne plus qu’à l’existence d’un individu déterminé par un nom.
Pour résumer, pour ce qui est du verbe Priscien suit de près son modèle grec : il introduit dans la grammaire latine l’adjectif substantivum, calque de hyparktikόn, et l’applique au verbe ʻêtreʼ ; il ne va pas jusqu’à classer les verbes d’appellation (vocor, appellor, nominor...) parmi les verba substantiva, mais il ne nie pas une certaine similarité entre les deux catégories verbales, puisqu’aussi les vocativa nous aident à identifier une substance qui demeure égale à elle-même. La langue latine ne présente pas – pour ainsi dire – la richesse sémantique du grec, qui permettait à Apollonius de distinguer, sous la dénomination commune de hyparktiká, une existence / identité substantielle d’une existence / identité nominale : Priscien ne dispose que d’un terme, substantia, et il choisit de l’utiliser par rapport au verbe sum. Absolument nouvelle et originale est cependant la justification de l’expression verbum substantivum pour désigner exclusivement sum : il est le verbe de l’être, substantivum en tant que parfaitement achevé et exprimant un être absolu et hors du temps.
4 Priscien : le nomen substantivum
Cette nouvelle conception de la substance entraîne d’autres conséquences d’une certaine importance. L’Ars de Priscien présente un élément de nouveauté par rapport à la fois à Apollonius et à la tradition latine antérieure : pour la première fois dans l’histoire de la grammaire ancienne l’adjectif neutre substantivum est associé au nom. Nous avons vu que le grec tís est un interrogatif nominal de substance et qu’il pose la question sur l’hyparxis (ou sur l’ousía) d’un référent. Apollonius n’arrive toutefois pas à appeler tís nom de substance : le pas dans cette direction a été franchi par Priscien.
En XVII 82 (GL III 154, 9-12) Priscien explique : « Encore au sujet des participes, prends garde à la valeur de ce qui signifie la substance, parce que, à la place d’un participe (qui signifie à la fois la substance de celui-là même qui effectue l’acte ou le subit et l’acte effectué ou subi), on emploie le nom de substance accompagné d’un verbe : qu’est-ce que amans ? – qui amat [celui qui aime], qu’est-ce que nascens ? – qui nascitur [celui qui naît] ; à la place d’un verbe, on emploie un participe accompagné du verbe ’être’ : pransus sum à la place de prandi [j’ai déjeuné], meritus sum à la place de merui [j’ai mérité] » (trad. Groupe Ars grammatica 2010)33. Priscien utilise l’expression nomen substantivum pour désigner le pronom relatif des Modernes qui quae quod. Ce nom, joint à un verbe, signifie la substance de celui qui agit ou subit l’action exprimée par le verbe. Dans XVII 44 (GL III 135, 1-2), nomen substantivum désigne l’interrogatif quis quid. Le classement de qui quae quod et de quis quid sous le nom peut s’expliquer par le fait qu’Apollonius, nous l’avons vu, range l’interrogatif tís parmi les noms (Synt. I 32 = GG II.2, 30, 1 ; Pron. GG II.1, 28, 9) et que qui et quis manquent tous les deux de personnes définies34. En effet, qui et quis avaient été classés par les grammairiens latins antérieurs à Priscien parmi les pronomina infinita, à savoir parmi les pronoms qui ne désignent pas des personnes définies (Probus, GL IV 133, 14-26 ; Don. Mai. 629, 5-7 Holtz ; cf. Charisius, 201, 23, Barwick qui les appelle infinitiva). D’après Priscien, par contre, à la suite d’Apollonius, la caractéristique du pronom est d’être défini35 : qui et quis ne signifient pas une personne déterminée et de ce fait ils ne sont pas pronoms, mais noms généraux qui peuvent signifier une substance générique.
Qui et quis sont des noms à la fois substantifs et généraux, c’est-à-dire capables d’exprimer la generalis substantia d’un référent, « susceptibles de représenter n’importe quel substantif en tant qu’espèce » (Baratin 1989, p. 406). Ailleurs on lit en effet (XVII 37 = GL III 131, 3-6) : « De ce fait, il y a des noms qui expriment le genre, qu’il s’agisse de la substance, de la qualité, de la quantité ou du nombre, et qui par force sont également indéfinis, dès lors qu’ils comprennent en eux tous les noms des espèces correspondant à leur genre. De ce fait, certains ont considéré que ces termes étaient eux aussi des pronoms, parce qu’ils sont employés de façon générique à la place de tous les autres noms, comme le sont les pronoms » (trad. Groupe Ars Grammatica 2010)36. Dans la suite (XVII 39 = GL III 132, 2-4), Priscien explique que ces generalia nomina sont les infinita vel interrogativa vel relativa vel redditiva.
La dénomination de qui et quis comme nomina substantiva et generalia est une innovation de Priscien par rapport à la tradition à la fois grecque et latine. La référence à la generalis substantia qui admet différentes espèces est une trace supplémentaire du platonisme37 et notamment de l’échelle des êtres tracée par Porphyre, Isag. II 6-7. Porphyre écrit que la substance est au-dessus de tout et que, n’étant précédée par aucune chose, elle est « le genre le plus général », alors que les termes intermédiaires sont espèces de ce qui les précède et genres de ce qui les suit, jusqu’à la dernière espèce, « l’espèce la plus spéciale », telle que l’homme, qui n’admet pas d’autres espèces au-dessous de lui. Qui et quis, qui désignent une substantia generalis, comprennent donc n’importe quelle specialis substantia dans laquelle la substance générique est répartie.
La substantia, qui occupe la première position parmi les catégories aristotéliciennes, reprise et réélaborée par Porphyre, est constamment présente à la réflexion de Priscien : signifiée par nomen et pronomen comme chez Apollonius Dyscole et liée au verbe sum, elle est aussi pour la première fois associée au nom pour désigner les noms qui signifient une substance générique.
Il est légitime de penser à l’acception moderne du substantif et de se demander si Priscien a joué un rôle d’intermédiaire entre l’Antiquité classique et les grammaires des langues modernes – et le cas échéant lequel : comme l’a montré Rosier (1992), l’opposition entre substance et qualité dans la conception du nom chez Priscien a suscité chez les grammairiens et les philosophes du Moyen Âge des discussions qui conduiront finalement à la séparation nette entre substantif qui signifie la substance et adjectif qui attribue à cette substance une qualité.
Nous nous bornerons à ajouter que la réflexion médiévale, notamment de Guillaume de Conches (XIIe siècle, auteur de gloses à l’Ars) et des Modistes au XIIIe siècle, pouvait trouver dans la tradition latine le terme technique substantivum, manifestement dérivé de substantia, qui était un héritage grec et notamment apollonien, mais que Priscien avait déjà étendu du verbe au nom. Dans le passage d’Apollonius au Moyen Âge et à travers Priscien, mais aussi à l’aide d’un intérêt tout nouveau pour les Catégories d’Aristote38, la substance et la qualité propres au nom se séparent : la désignation de la substantia reste l’apanage du nom, tandis que la qualitas devient l’accident aliénable de la substance, à savoir ce qui peut l’accompagner ou pas, qui n’est pas nécessaire à son existence et qui lui est finalement ajouté par les adjectifs.
Abréviations
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FDS : : Die Fragmente zur Dialektik der Stoiker, éd. Karlheinz Hülser, Stuttgart, I-III 1987, IV 1988.
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GL : : Grammatici Latini, éd. Heinrich Keil (voll. I, IV-VII), Martin Hertz (voll. II-III), Hermann Hagen (Suppl.), Leipzig, 1855-1880.
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E.g. Synt. I 72 = GG II.2, 61, 24 ; I 107 = 89, 15 ; II 105 = 207, 14 ; III 37 = 304, 4 ; III 43 = 309, 3 ; voir à ce sujet Lallot (1997, II 70, n. 291 ; 128, n. 227).
Les traductions modernes du mot hyparxis (e.g. Synt. II 105 = GG II.2, 207, 9) trahissent la difficulté exégétique : « Sein » Buttmann (1877, 122) ; « being (existence, hyparxis) » Householder (1981) ; « existencia » Bécares Botas 1987. Lallot (1997) se sert de « existence » dans le cas du verbe (Synt. I 136 = GG II.2, 112, 5), mais il préfère « identité » quand l’hyparxis fait l’objet de la question introduite par tís (Synt. I 31 = GG II.2, 29, 1). Au sein de la philosophie péripatéticienne et stoïcienne, hypárchō signifie l’existence réelle et actuelle (e.g. Arist. Metaph. 1046b 10 ; Sext. Emp. Math. VII 244-245 = SVF II 65 = FDS 273 ; cf. Garcea 2009, notamment 134).
Ce passage du deuxième livre de la Syntaxe est plus problématique, dans la mesure où il n’y a d’accord ni dans la tradition directe ni entre les éditeurs. Le manuscrit A (Paris, Bibliothèque Nationale de France, gr. 2548), qui remonte au haut Moyen Âge, et L (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Plut. 60.26, XIVe siècle) font mention des seuls verbes hyparxin semaínonta ; par contre, les autres témoins de la Renaissance, suivis par Uhlig, ajoutent hyparxin ḕ idias poiṓtētos thésin semaínonta (« qui signifient l’existence ou la position d’une qualité propre », trad. Lallot 1997), ce qui comporte une distinction entre les verbes d’existence et ceux d’appellation semblable à celle qu’on trouve dans Pron. GG II.1.1, 52, 16. Le choix d’Uhlig, qui fit déjà l’objet d’une critique par Maas (1912, 11), est entraîné par le témoignage de Priscien, XVII 76 = GL III 151, 10 (quae enim substantiam significant verba vel nominationem), qui coïncide avec la tradition directe plus récente. Certes, il est question de savoir jusqu’à quel point Priscien est une source digne de foi pour reconstruire la lettre du texte d’Apollonius, mais dans ce cas la même opposition entre verbes qui signifient hyparxis et verbes qui signifient idías poiṓtētos thésis est attestée par le consensus codicum dans la suite du même passage (GG II.2, 160, 4).
Grammairien de datation incertaine, probablement du IIe siècle après J.-C. et donc contemporain d’Apollonius : Blank (1988, p. 143-144) et Montanari dans DNP, Lesbonax [1].
Grammairien né à Alexandrie et vécu à Rome au Ier siècle avant J.-C., contemporain de Varron (pour plus de détails, Theodoridis 1976, p. 3-7).
Parmi les études visant à interpréter le sens de substance et qualité et à examiner analogies et différences entre Apollonius, Priscien et le traitement du nom et du pronom dans la tradition dialectique, voir notamment Baratin (1989, p. 377-407) et (2007) ; Luhtala (2005, p. 79-88) ; Luhtala (2009) ; Brumberg-Chaumont (2007) et (2009).
Les doutes sur le témoignage d’Héliodore soulevés par Luhtala en 2009 ne concernent que la division des substrats en sṓmata et prágmata, étant admise la paternité apollonienne de la définition dans son ensemble.
Alfred Hilgard, GG I.3, XVII attribue la scholie à Héliodore précisément en vertu de la proximité avec Choiroboscos, qui aurait été la source du commentaire d’Héliodore (voir Hilgard, GG I.3, XIV-XVIII) et que l’on situe entre 750 et 825 d’après Theodoridis (1980). La scholie et Choiroboscos diffèrent toutefois sur un point qui mérite notre attention.
Sur l’origine et le développement de la catégorie du nom propre (aussi en relation avec le nom commun) chez les grammairiens grecs, Lallot (2007).
Pour l’interprétation de hypokeímenon, substrat et référent auquel sont assignés les noms, voir Baratin (1989, p. 392-396) et surtout (2007) ; Brumberg-Chaumont (2007).
Sur le mot ousía voir Motte – Somville (2008, avec bibliographie).
Le rapport entre Apollonius et Priscien sur ce point et les implications philosophiques du passage du grammairien latin ont été examinés dans Callipo (2015).
L’expression hyparxís tinos hypokeiménou a été interprétée différemment par les traducteurs et les exégètes ; en ce qui concerne hyparxis, voir ci-dessus, n. 4. Substantia alicuius suppositi Priscien, XVII 23 (GL III 122, 1), « Dasein einer Substanz » Buttmann (1877), « the identity of some subject » Householder (1981), « la realidad de un sujeto indefinito » Bécares Botas (1987), « identifier un sujet (?) / référent (?) quelconque » Baratin (1989, p. 392, qui précise : « Rien ne permet de décider s’il s’agit ici de sujet ou de référent »), « l’identité d’un référent » Lallot (1997) qui répond ainsi aux doutes de Baratin (cf. Lallot 1997, II 26, n. 94 et Lallot 1994). Baratin (2007) précise que le suppositum de Priscien correspond au référent extralinguistique connu à la fois par le locuteur et l’allocutaire ; des remarques similaires peuvent être formulées aussi pour l’hypokeímenon d’Apollonius.
Le choix de garder les mots des manuscrits d’Apollonius Dyscole sans l’intégration tḕn <genikḕn> ousían proposée par Uhlig, GG II.2, 29, 5 a été justifié dans Callipo (2015). En tous cas, la conjecture du philologue allemand ne changerait pas le contexte théorique de la phrase : les noms propres signifient une substance (générique), apparemment en contradiction avec la définition apollonienne du nom telle qu’elle est transmise par Héliodore.
Cela s’applique du moins au contexte spécifique de ce passage de la Syntaxe (cf. Brumberg-Chaumont 2007, 13, n. 1), mais il convient d’ajouter que l’expression de l’ousía est associée au verbe hypárchō dans Synt. III 149 (GG II.2, 397, 1-5) et en général aux hyparktikà rhḗmata (e.g. Synt. I 138 = GG II.2, 113, 8-9 ; II 47 = GG II.2, 160, 3-5). Dans l’Index vocabulorum, GG II.3, 275, s.v. hyparxis Schneider renvoie à ousía et vice-versa ; hyparxis est définie comme conditio eius personae vel rei quae re vera est vel fit. De même Lallot (1997, II), dans l’Index technique français, s.v. Substance (ousía) renvoie à Existence (hyparxis).
Cf. Lallot (1997, II 27, n. 99).
Grammatikós et mousikós sont des adjectifs, bien que précédés par l’article, tandis que dromeús est un substantif ; à ce propos voir aussi Lallot (1992). Priscien, XVII 24 (GL III 122, 23-24) diffère de son modèle : à qualis ? on peut répondre sapiens ou doctus ; cf. XVII 36-37 (GL III 130, 28-131, 4) : les substantiae sont exemplifiées par homo et animal, les qualitates par bonus et prudens. Il s’ensuit que la mise en parallèle d’Apollonius avec Priscien suggérée par Baratin (1989, p. 405) ne semble pas parfaite.
Cf. Synt II 24 (GG II.2, 143, 9-11). Ildefonse (1997, p. 308-309) : « Le pronom, qui signifie l’existence ou la réalité du référent, visant ce référent qui est un objet déterminé […], remplace le nom propre. La situation sensible de la deixis, lorsque son protocole est optimal, lui fait envelopper les accidents de cet objet singulier, qui sont nécessairement visés conjointement […] sans être pour autant signifiés conjointement ». Lallot (1997, II 65, n. 263) : « […] les conditions concrètes de la deixis – ce qui est montré est un cheval, mâle, noir, etc. – font que la référence pronominale s’enrichit, comme d’un commentaire […], de tous les accidents, plus ou moins nombreux et distincts selon les cas […], que le regard permet d’appréhender ».
Pour la substance comme contrepartie linguistique de l’hypokeimenon, nous renvoyons à Baratin (2007).
Baratin (1989, p. 401) : « [...] à l’intérieur même de l’expression générale de la substance exprimée par le nom, disons à l’intérieur de la signification substantielle de la classe nominale, il convient de distinguer la signification substantive d’une partie de cette classe nominale, correspondant à ce que les Modernes appellent précisément des substantifs, par opposition aux parties de la classe nominale comportant une signification qualitative, quantitative, numérale… ». Nous renvoyons à Rosier (1992) pour l’examen des questions laissées ouvertes par l’opposition, à l’intérieur de la catégorie nominale, entre substance et accident, ainsi que pour les interprétations médiévales de cette opposition qui aboutira, au XIIe siècle, à la distinction définitive entre substantif et adjectif.
Prisc. VIII 51 (GL II 414, 11-20) : « […] on appelle proprement temps présent celui dont une partie est passée, une partie est à venir. Puisque en effet le temps, à la manière d’un fleuve, s’écoule dans une course que l’on ne peut arrêter, il peut difficilement avoir un arrêt dans le présent, c’est-à-dire dans l’instant. Par conséquent, comme on l’a dit, il est pour une très grande partie soit passé soit futur, à l’exception du verbe ʻêtreʼ, que les Grecs appellent ὑπαρκτικόν, que nous pouvons appeler substantif ; en effet il est toujours le plus achevé de tous les verbes, celui auquel rien ne manque. Donc il a aussi la valeur de passé parfait, ce qui est clair quand, lié au passé des participes, il a la fonction de former le passé parfait dans la déclinaison des passifs ou des verbes similaires aux passifs. Même les verbes d’appellation ont une valeur semblable à celle du verbe ʻêtreʼ, par exemple ʻje m’appelle Priscienʼ ».
Il s’agit d’une section des Academica qui remonte à l’enseignement du maître de Cicéron, Antiochus d’Ascalon : voir Mette (1986-1987, p. 27-29) et Lévy (1992, p. 145-149), auquel nous renvoyons aussi pour une analyse de l’exposé de Varron et pour les problèmes philosophiques qu’il pose.
Sur le flux du sensible Decleva Caizzi (1988) ; pour la doctrine du temps et l’analyse de son rapport avec le mouvement cf. Aristote, Phys. IV 10-11, 217b 29-220a 26 avec les commentaires sur ce texte de Simplicius, CAG IX 696, 22-729, 31 et de Philopon, CAG XVII 702, 10-739, 8. À l’époque hellénistique la tradition platonicienne a été le point de départ pour une discussion sur le flux et sur ses implications à laquelle prirent partie le Stoïcisme, l’Épicurisme et la pensée médicale. Pour les Stoïciens le temps est l’une des trois entités incorporelles avec l’espace et le lektón ; toutefois, le temps présent a un certain degré de réalité, tandis que le passé et le futur n’existent pas, mais subsistent : comme le soulignent Long − Sedley (1987, p. 163-164), dans l’hyphístasthai stoïcien il faut probablement comprendre la manière d’être de ce qui peut être pensé et se réaliser dans le langage, mais qui n’a pas d’existence actuelle. D’après Plutarque, Comm. not. 41, 1081f (SVF II 517 et 518 = FDS 809), selon Chrysippe « le temps présent est fait pour une part de futur, pour l’autre de passé » et « la partie du temps qui est passée et celle qui est à venir n’ont pas de réalité, mais subsistent (ouk hypárchein, all’hyphestekénai), tandis que seul le présent a une réalité » (trad. Babut – Casevitz). Le présent existe au moment même où il se réalise, mais il est un point infinitésimal, puisque le temps est divisible à l’infini. « De manière qu’il n’y a pas de temps présent par achèvement (kat’apartismón), mais il est exprimé par un écoulement (katà plátos). Il dit que seul le temps présent a une réalité, tandis que le passé et le futur subsistent, mais ils n’ont pas de réalité » (Stobée, Ecl. I 18, 420, p. 106 W. = SVF II 509, 25-27 = FDS 808). Il est possible de suivre la même image du temps qui s’écoule comme un fleuve chez d’autres auteurs plus récents : elle apparaît plusieurs fois chez Sénèque (e.g. De brev. vit. 10, 6 : praesens tempus brevissimum est, adeo quidem ut quibusdam nullum videatur; in cursu enim semper est, fluit, praecipitatur; ante desinit esse quam venit ; sur le temps chez Sénèque, Grilli 1976). Chronologiquement bien plus proche de Priscien et dans le sillage du platonisme, nous trouvons le onzième livre des Confessions de Saint Augustin, entièrement consacré au temps comme création divine. Augustin reprend l’image du flux incessant, selon lequel le présent s’écoule, le passé n’existe plus et le futur n’existe pas encore (Conf. XI 14) ; le présent est donc la fraction infinitésimale du temps qu’on peut imaginer indécomposable en plusieurs instants (Conf. XI 15).
Prisc. XVII 82 : Et attende in his quoque quanta vis est substantiam significantium, quod et loco participii, quod et substantiam ipsius, qui agit vel patitur, et actum vel passionem significat, accipitur nomen substantivum cum verbo (ut quid est amans ? qui amat, quid est nascens ? qui nascitur) et loco verbi participium cum verbo substantivo, ut pransus sum pro prandi, meritus sum pro merui.
Dans la grammaire grecque ancienne hόs hḗ hό est un article pospositif ; comme le latin ne possède pas d’articles, Priscien se doit de déplacer qui quae quod dans une autre partie du discours et il choisit la classe nominale. Il perçoit toutefois la distance entre les systèmes grec et latin sur ce point et le manque de parallèle entre morphologie et syntaxe latines (voir notamment Prisc. XII 4 = GL II 579, 15-21) : morphologiquement hic haec hoc possède les même caractéristiques que l’article grec, puisqu’il est aspiré et commence par une voyelle (comme le prépositif hόs hḗ hό : XII 9 = GL II 581, 26-582, 2), mais du point de vue sémantique c’est is ea id qui indique la secunda cognitio (XII 4 = GL II 579, 17) et a donc le signifié anaphorique propre à l’article grec (is est un pronomen relativum : e.g. XII 1 = GL II 577, 19).
Prisc. XVII 37 (GL III 131, 3-6) : Itaque sunt nomina generalem significantia substantiam vel qualitatem vel quantitatem vel numerum, quae necessario et infinita sunt, quippe cum omnia suarum generaliter specierum comprehendant in se nomina; unde quidam ea et pronomina esse existimaverunt, quia generaliter pro omnibus aliis accipiuntur nominibus, quomodo et pronomina.
Voir à ce sujet Callipo (2015).
Pour une analyse détaillée de l’usage d’Aristote à partir de Boèce et de son interaction avec la grammaire de Priscien à l’intérieur des discussions médiévales sur l’adjectif, aussi bien que pour la reconstruction de l’évolution des concepts de substantif et adjectif à partir du XIIe siècle, nous renvoyons encore à Rosier (1992).