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Issue
Histoire Épistémologie Langage
Volume 42, Number 2, 2020
Genèse, origine, récapitulation. Trần Đức Thảo face aux sciences du langage
Page(s) 107 - 124
DOI https://doi.org/10.1051/hel/2020020
Published online 16 March 2021

© SHESL, 2020

Introduction

Au milieu des années 1970, Trần Đức Thảo recommence à écrire en vietnamien1. En 1973, il écrit un ouvrage sur Le problème de l’homme dans le marxisme-léninisme, en 1975, un article intitulé « Sur la psychanalyse », en 1977, un autre intitulé Sur la « Sixième Thèse sur Feuerbach » de Marx. À ces articles, il faut ajouter trois ouvrages d’histoire économique et politique qui datent de 1977, Sur les bases générales de l’histoire nationale, Au début de la fondation du pays et Sur le mode de production en général et les humains des époques historiques. Aucun des articles écrits à cette époque n’a été publié.

En effet, Thảo est pris pour cible dans un procès politique, suivi d’une condamnation à l’emprisonnement, à la fin des années 1950, car il était soupçonné de soutenir une vague réformiste. Il n’est alors plus en mesure de participer à la vie intellectuelle du pays. Au fil du temps, et après avoir continué à publier en France, il tente à nouveau de prendre part aux débats idéologiques et théoriques vietnamiens, ne serait-ce, peut-on supposer, que pour améliorer ses conditions économiques qui, étant donné son bannissement de l’université depuis le procès, étaient très précaires. Toutefois, il reçoit des lettres de refus des revues vietnamiennes, dans lesquelles il lui est demandé de modifier les passages de ces articles qui concernent les aspects spirituels de l’homme (selon ce qu’on trouve dans le fonds d’archives personnel de Thảo au Vietnam). Nous verrons que la question de l’humanisme, présente depuis les années 1940, caractérise clairement le sens profond des écrits datant des années 1970 et 1980.

Néanmoins, il ne faut pas surestimer le relatif isolement de Thảo au début des années 1980, car on observe une certaine reconnaissance internationale notamment chez les intellectuels communistes ou de pays socialistes. D’une part, Thảo poursuit sa correspondance avec Lucien Sève, directeur des Éditions sociales. D’autre part, il est en contact avec le Zentralinstitut für Philosophie de l’Akademie der Wissenschaften de Berlin depuis au moins 1981. Le 22 janvier 1982, Thảo reçoit la visite du philosophe allemand et traducteur de Sartre, Vincent von Wroblewsky, et du 8 mars au 27 mai 1982, il se rend à Berlin, auprès du Zentralinstitut, en tant que chercheur invité, à la suite de l’intervention de von Wroblewsky lui-même2. Avant de retourner au Vietnam, Thảo séjourne également à l’Institut de philosophie de Moscou (témoignage de Nguyen Dinh Thi dans Thảo 2004 : 169).

Durant ces années, Thảo revient sur la question de l’origine du langage en proposant une théorie complètement différente de celle exposée dans les Recherches sur l’origine du langage et de la conscience (dorénavant RLC). Deux facteurs expliquent l’évolution de la pensée de Thảo : l’apport des nouvelles lectures scientifiques et l’étude de la notion philosophique de «causalité».

Dans une lettre à Sève, datée du 2 août 1981, Thảo dit qu’il a rejeté la proposition d’une réédition des RLC déjà en 19763. Selon lui, le livre de 1973 serait désormais anachronique à la lumière des données scientifiques recueillies au milieu des années 1960, qui constitueraient une véritable révolution dans le domaine de l’anthropologie. Il considère qu’il n’est pas possible d’intégrer ces nouveaux éléments dans l’ancien projet sans repenser complètement le problème de l’origine. D’ailleurs, les nouvelles données confirmeraient les indications d’Engels sur l’origine de l’humanité et la dialectique de la nature avec encore plus de précision. Selon Thảo, il faudrait revoir en particulier l’interprétation que lui-même avait donnée du travail en tant qu’action causale de l’homme sur la nature et non l’inverse.

Dans cette lettre, Thảo ajoute que ce n’est qu’entre 1978 et 1980 qu’il a compris l’importance de la critique engelsienne et léninienne (c’est-à-dire, qui relève directement de ces auteurs et non de la tradition exégétique qui en découle) de la catégorie de «causalité» (voir Engels 1962 [1878] : 21). En fait, la causalité doit être considérée, d’une part, comme un mouvement réciproque qui unit l’existant comme un tout, et, d’autre part, comme une contradiction vivante et interne à chaque existant, source intime du mouvement spontané et du développement. Thảo pourrait ainsi redéfinir le travail en tant qu’action réciproque de l’homme et de la nature. Une action réciproque similaire, poursuit Thảo, a produit une contradiction entre les dimensions sociale et biologique. Cette contradiction se trouverait dans la structure dichotomique du travail, dans le signe linguistique (signifié / signifiant) et dans la conscience coupée entre la vie intentionnelle et la réalité matérielle.

Thảo écrit à Sève qu’un exemple de l’application de cette conception dialectique de la causalité se trouve dans la description de la structure de la marchandise exposée par Marx dans le premier livre du Capital (Marx 1867). Thảo consacre à la question l’article « La dialectique logique dans la genèse du “Capital” » paru dans La Pensée (revue pluridisciplinaire proche du Parti communiste français) en 1984. Mais l’intérêt pour les questions de logique (au sens hégélien) se poursuit tout au long de la seconde moitié des années 1980, jusqu’à la parution, avant sa mort, d’une série de contributions (Logique du présent vivant), où il essaye de situer les réflexions husserliennes sur la notion de temps dans la dialectique hégélienne, proposant une synthèse qui s’ajoute à celle théorisée dans certaines pages de Phénoménologie et matérialisme dialectique (Thảo 1951 : 139-141).

Toujours dans la lettre à Sève du 2 août 1981, Thảo affirme que la réévaluation de la notion de causalité dialectique permettrait de dépasser les oppositions traditionnelles entre liberté et déterminisme, contingence et nécessité, réalité et vérité, sensibilité et intellect, instinct et raison, histoire et logique, etc. Mais surtout, cette réévaluation aurait aussi des conséquences politiques. C’est en fait dans une conception abstraite (et déductive) et non dialectique de la causalité que Thảo identifie l’origine philosophique de plusieurs phénomènes qui se développent à différents niveaux : le dogmatisme en politique, le formalisme en logique, le schématisme en philosophie et la bureaucratisation dans l’administration étatique. En effet, c’est sur le front d’une philosophie de l’histoire que les travaux de Thảo sur les lois de la dialectique trouvent un développement particulièrement intéressant. En 1988, il publie deux essais dans lesquels il critique les deux conceptions de l’histoire qui, selon lui, méconnaissaient la structure dialectique de la causalité et qui sont à l’origine d’une catastrophe au niveau politique. C’est le stalinisme, dont traite La philosophie de Staline. I. Interprétation des principes et des lois de la dialectique (achevée à Ho Chi Minh en mai 1988), et le marxisme d’Althusser (et le maoïsme), objet de La question de l’homme et l’antihumanisme théorique (en vietnamien).

Selon Thảo, chaque formation historique (une période, un événement, une institution) est enracinée dans l’histoire universelle de l’humanité et interagit dialectiquement avec les formations historiques passées et futures. En d’autres termes, chaque formation historique réorganise complètement le champ des savoirs et des institutions, en lui donnant une nouvelle forme. En théorie, le socialisme ou la dictature du prolétariat aurait dû être une période de transition du capitalisme au communisme. Cependant, la politique et la philosophie de Staline auraient absolutisé ce moment, laissant à côté la possibilité de son dépassement et de sa transition vers le communisme. Thảo conteste cette hypothèse : le communisme n’est pas l’opposé du capitalisme, mais la négation de sa négation. En d’autres termes, le socialisme serait le déni du capitalisme. Et par conséquent, le communisme doit être considéré non seulement comme une simple négation du capitalisme, mais plutôt comme une négation du socialisme, c’est-à-dire, en termes hégéliens, une négation de la négation du capitalisme.

D’un point de vue politique, cela signifie que le communisme n’est pas simplement la négation de tous les aspects du capitalisme et de la société bourgeoise, mais aussi et en même temps, leur dépassement et leur conservation sous une forme supérieure. Par conséquent, si le socialisme a nié les libertés personnelles et l’initiative individuelle, caractéristiques de la société bourgeoise, le communisme doit plutôt pouvoir les récupérer, les sauvegarder et les réaliser pleinement.

Ce thème est également repris dans l’essai sur Althusser dans lequel Thảo donne aussi une synthèse de sa réflexion sur l’histoire et de sa théorie de l’individualité. Ce n’est qu’ainsi que, selon lui, il sera possible de sauvegarder la dignité de l’individu au sein d’une société communiste, sans retomber dans son absolutisation libérale et bourgeoise, négation abstraite de l’appartenance à une classe, ou dans le déni de l’individualité et sa répression à travers les pratiques de rééducation mises en place par le régime maoïste (et vietnamien).

1 Les Recherches anthropologiques

Dans deux lettres du 1er février 1987, adressées au philosophe français Guy Besse et à Lucien Sève, Thảo fait référence à un recueil d’essais qu’il souhaite publier aux Éditions sociales / Messidor et qu’il veut appeler Recherches anthropologiques (dorénavant RA). Le livre aurait dû inclure trois essais : 1. La naissance du premier homme ; 2. Le concept de l’homme ; 3. La formation de l’homme.

De « La naissance du premier homme », nous avons un texte inédit de novembre 1985 et un article qui porte le même titre, publié en décembre 1986 dans La Pensée, qui diffère beaucoup de l’inédit. En revanche, du « Concept de l’homme », nous avons un inédit qui date d’août 1986. Seule la troisième partie, La formation de l’homme, sera publiée, à Paris et à compte d’auteur, en 1991, bien que sa rédaction soit déjà achevée en septembre 1986. Le volume se compose d’un essai intitulé « La formation de l’homme », précédé d’une préface autobiographique, d’une introduction consacrée aux études récentes dans le domaine de la génétique et d’un « Appendice à l’introduction » consacré aux systèmes de communication des chimpanzés (qui porte la date de juin 1983)4.

Un autre essai qui relève du même horizon théorique et du même domaine de recherche a été publié dans deux numéros de La Pensée, respectivement en 1981 et 1983, intitulé « Le mouvement de l’indication comme constitution de la certitude sensible ». Ici, comme on le verra plus tard, les données les plus récentes de la paléontologie servent à expliquer la notion hégélienne de «certitude sensible». Cet article précède la rédaction des essais qui constituent La formation de l’homme et peut être lu et interprété dans le cadre du projet des RA. Tout comme un texte non publié, achevé en janvier 1987, intitulé « La dialectique de l’aliénation et le développement humain ». En 1989, Thảo publie ensuite La dialectique de la conscience et À propos du fondement d’une discipline de la psychologie marxiste-léniniste (en vietnamien) : il s’agit également d’ouvrages de nature philosophique traitant des liens étroits entre la psychologie et l’anthropologie.

Avant de passer à une analyse détaillée des passages argumentatifs les plus importants des RA, il est nécessaire de faire le point sur les lectures et les recherches effectuées par Thảo au cours des années 1970, afin de comprendre les mises à jour que la littérature scientifique a imposées à sa théorie de l’origine du langage et de la conscience. Par la suite, nous nous intéresserons à certaines particularités des RA et nous les comparerons aux RLC.

2 Une mise à jour de la théorie

Ses nouvelles lectures scientifiques ont permis à Thảo de remettre en question le cadre théorique des RLC. Malgré toutes les difficultés rencontrées pour se procurer les textes les plus récents du milieu scientifique occidental, au cours des années 1970, Thảo a continué à lire et à se tenir au courant des dernières actualités scientifiques. Grâce à la correspondance avec Rossi-Landi et Sève, nous pouvons identifier certaines de ses lectures ainsi que les intérêts qui orientent ses recherches au début des années 19705.

Parmi les ouvrages mentionnés par Thảo dans la correspondance, les contributions à l’étude de l’évolution ne manquent évidemment pas : Napier 1970 ; Pilbeam 1970 (qui porte une attention particulière à l’australopithèque et à l’Homo habilis) ; Washburn & Jay 1968 ; Janssens 1970. Les études dans le domaine de l’éthologie portent sur les comportements sociaux et la communication : Altmann & Altmann 1971 ; Chance & Clifford 1970 ; Crook 1970 (ouvrage dans lequel figure une contribution du psychologue britannique Ian Vine consacrée à la communication faciale chez les espèces non humaines en relation avec la communication non verbale humaine). Certaines œuvres de Washburn (1960) et de Leroi-Gourhan (1964 et 1965) sont consacrées à la relation entre évolution, technologie et langage dans la lignée humaine.

Thảo essaie aussi de se tenir au courant des études dans le nouveau domaine de la zoosémiotique et de tout ce qui concerne la communication animale. Deux volumes importants peuvent être mentionnés à cet égard. Le premier (Sebeok & Ramsay 1969) contient des contributions d’auteurs importants : l’anthropologue anglais Gregory Bateson, élève de Malinowski ; le primatologue Clarence R. Carpenter, qui fut l’un des premiers à étudier le comportement des primates à l’état sauvage ; le linguiste et neurobiologiste d’origine allemande (il est né à Düsseldorf, mais il a fait sa carrière à Harvard) Eric Lenneberg, qui s’est beaucoup occupé de l’acquisition du langage ; le biologiste James Moulton qui a étudié les productions sonores chez les poissons ; le sémiologue hongrois Thomas Albert. Le second (Lanyon & Tavolga 1960) contient une étude du linguiste américain Charles T. Hockett, ancien étudiant d’Edward Sapir et Benjamin Whorf, ainsi qu’un des principaux post-Bloomfieldiens, dans laquelle les composants essentiels du langage humain sont répertoriés et comparés aux systèmes de communication animale, aux phénomènes paralinguistiques et à la musique.

Thảo lit également de nombreux classiques consacrés à la communication gestuelle dans certaines communautés humaines : Efron 1971 [1941] (fortement influencé par les études de l’anthropologue allemand Franz Boas) ; Mallery 1970 [1881] ; Kleinpaul 1972 [1888]. Mais il faut surtout mentionner un travail plus récent de Ray Birdwhistell (1952), dans lequel l’anthropologue américain introduit la «kinésique», c’est-à-dire une méthodologie pour l’étude des comportements communicatifs non verbaux.

Thảo s’intéresse également aux études consacrées au développement des compétences linguistiques chez les enfants : par exemple Leopold 1937-1949 ; Weir 1966 (d’approche structuraliste) ; McNeill 1970 (à la suite de la linguistique chomskienne) ; Herriot 1970 (en pleine controverse avec Chomsky et fortement débiteur de Piaget et Vygotsky) ; DeVore 1965 (dans lequel apparaît une contribution du psycholinguiste américain Dan Isaac Slobin consacrée au développement de la syntaxe chez les enfants). Thảo s’intéresse également aux ouvrages consacrés à l’aphasie (comme Critchley 1970, qui présente également une digression historique longue et détaillée consacrée à la question de l’origine du langage). Des ouvrages de typologie linguistique consacrés aux langues exotiques (comme Capell 1962) : dans ce cas l’intérêt de Thảo vise toujours la reconstruction du langage des hominidés.

Dans la même lettre à Sève du 2 août 1981, Thảo énumère les nouvelles découvertes anthropologiques qui l’auraient amené à repenser sa théorie des origines du langage et de la conscience.

Premièrement, les fossiles de Kenyapithecus découverts par Louis Leakey à Fort Ternan (Kenya) en 1962 qui, selon Thảo, auraient appartenu au précurseur responsable de la transition entre le prédécesseur commun aux hominidés et pongidés et le premier australanthrope. Thảo s’inscrit donc dans un débat sur l’appartenance ou non du ramapithèque (au même titre que le kenyapithèque) à la lignée humaine (voir par exemple Andrews 1982 ; Lowenstein 1983 ; Blanc 1984 ; Thảo 1986a : 24-25).

Thảo mentionne ensuite les recherches de Philip Lieberman qui montreraient que les capacités linguistiques des paléanthropiens étaient bien inférieures à celles de néanthropiens. Thảo ajoute à cet égard que si ces derniers possèdent les compétences nécessaires à la formation des «phrases grammaticales», les premiers ne pourront pas aller au-delà de la «phrase en formation».

Ces lectures modifient en profondeur les hypothèses de 1973 et constituent la prémisse des deux articles intitulés « Le mouvement de l’indication comme constitution de la certitude sensible ». Mais après la publication de ces articles, la lecture d’autres ouvrages implique toutefois un nouveau changement de perspective, comme nous le verrons dans les RA. Au milieu des années 1980, Thảo se rendra compte que certaines études, plus ou moins récentes, l’obligent à revoir ce qui a été dit sur l’australopithèque dans ses articles consacrés à l’indication de 1981 et 1983. Bien que le cadre général de la théorie reste le même, il refusera désormais à l’australopithèque toute une série de capacités sémiotiques reconnues jusque-là et les attribue à Homo habilis, retardant ainsi l’apparition des premiers signes proprement linguistiques.

Ainsi, en accord avec les conclusions de la paléontologue française Brigitte Senut, Thảo affirmera que les australopithèques n’ont pas encore abandonné la vie arboricole. Les études du paléoanthropologue américain Tim White ont également montré que la démarche bipède précède le développement du cerveau. Après Tobias et Leakey, selon qui la production lithique est le résultat du développement du cerveau (Tobias 1980 et 1987, Leakey 1981), Thảo conclura que l’Australopithecus africanus n’a pas été en mesure de produire des instruments lithiques.

Suivant les arguments de l’anthropologue Nancy Makepeace Tanner, Thảo réévaluera le rôle de la cueillette des fruits et légumes sauvages par rapport à la chasse, en particulier chez les espèces semi-bipèdes. Ce n’est qu’avec l’Austrolopithecus afarensis qu’un premier détachement cognitif se produit par rapport à l’ancêtre commun avec les chimpanzés. Comme l’écrivait déjà l’historien français Bertrand Gille, l’écaillage des pierres peut être considéré comme une preuve de l’activité de chasse chez l’Australopithecus afarensis. Dans les pages qui suivent, nous allons montrer les vrais enjeux de cette recherche sur les australopithèques. Pour anticiper, disons simplement que dans les études qui composent les RA, Thảo affirme que ce n’est qu’avec le passage à l’Homo habilis qu’on peut parler de production de chopper, d’une bipédie complète et d’un saut qualitatif dans la ligne humaine.

3 Une nouvelle théorie

Dans la préface autobiographique à La formation de l’homme, Thảo propose quelques pistes pour comprendre les raisons théoriques qui l’ont amené à repenser sa théorie de l’origine du langage et de la conscience. Tout d’abord, la loi de la «négation de la négation» doit s’appliquer aux formations préhistoriques. Selon cette loi, le moment culminant de chaque phase du développement est la négation du moment précédent, qui est à son tour la négation du premier. Ainsi le dernier moment est la négation de la négation qui est contenue dans le deuxième moment. La médiation, en tant qu’unité de la négation (deuxième moment) et de la négation de la négation (troisième moment), est la loi du devenir, du passage dialectique d’un moment à un autre, supérieur, par la reprise de certains aspects des moments précédents. Il est intéressant de noter que Thảo applique à la préhistoire un principe qui l’historicise, en ce sens qu’il fait du devenir un processus dialectique dans lequel aucun moment n’est perdu. Cela explique la formulation paradoxale qu’il utilise : «formations historiques préhistoriques».

Selon Thảo, cette prise de conscience du rôle de la «médiation» n’était pas encore arrivée à maturité lors de la préparation des RLC (Thảo 1991 : 4). En termes philosophiques, comme il l’écrit dans la Préface, les RLC n’auraient rien fait d’autre que de s’opposer frontalement à la phénoménologie husserlienne sans sauvegarder et développer de manière adéquate certaines de ses contributions positives. Pour cette raison, les RLC n’ont pas présenté l’homme comme sujet de l’histoire et ont en fait affaibli la ligne de démarcation entre humanité et animalité. Par conséquent, il avait réuni sous le terme de «langage» deux formations sémiotiques différentes : la gesticulation des préhominidés et le langage proprement dit. Il en résultait une théorie mécaniste, formelle et combinatoire du développement des signes primitifs, pour laquelle trois éléments de base (C «ceci», M «mouvement» et F «forme du mouvement») subissent une extension purement quantitative dans toutes leurs configurations possibles6.

Comme il l’écrit encore dans la lettre à Sève du 2 août 1981, dans l’article de 1983 (« Le mouvement de l’indication come constitution de la certitude sensible II »), Thảo veut donner un caractère concret et historique − et phylogénétique – à la dialectique hégélienne de la conscience en suivant le modèle déjà utilisé par Marx dans sa description du développement de la marchandise dans le Capital. Il s’agit d’encadrer le développement de la conscience et du langage dans l’ordre explicatif de la transition qualitative vers un stade supérieur. Les communications orales que Thảo avait faites à l’Institut de philosophie de Moscou et à celui de Berlin en 1982 étaient consacrées à la question de l’application de ce principe à la question de l’origine de l’humanité. Ainsi, dans l’article portant sur la dialectique dans le Capital, Thảo décrit la dialectique entre mesure et disproportion, discussion déjà menée chez Hegel, Marx et Lénine (voir Thảo 1984 : 80-81). L’accumulation progressive de changements quantitatifs (mesure) produit une transition dialectique (disproportion) vers un nouveau stade qualitativement différent du précédent.

Cette thèse est également reprise dans l’article de 1985 sur le geste de l’indication. La posture semi-bipède et la bipédie complète sont deux transitions qualitatives qui marquent la transition de l’animal à l’homme. Entre ces deux moments, il y a eu de petites modifications quantitatives telles que le développement de la production lithique, la chasse collective, l’apparition du geste de l’indication et les mouvements fins de la main de plus en plus sophistiqués (voir Thảo 1985 : 20-22). De même, Thảo affirme maintenant que la conscience, ou vie psychique, découle de la répétition millénaire d’opérations manuelles et pratiques de plus en plus complexes. Celles-ci produisent un surplus d’énergie nerveuse qui, accumulé au cours de l’évolution, est enfin capable de donner lieu à une transition qualitative vers un nouveau stade de développement cognitif (voir Thảo 1991 : 21).

Il est frappant que Thảo renonce, dans les RA, à procéder selon la méthode de la récapitulation qui servait à établir une comparaison entre évolution biologique et développement ontogénétique. Cependant, Thảo est loin de nier le principe de la récapitulation de la phylogenèse par l’ontogenèse. Il reconnaît simplement le rôle de l’environnement social, plutôt que les traces génétiques des époques passées et héritées dans le génome, dans la réactivation de certains comportements chez les enfants humains. Thảo mentionne le cas des «enfants sauvages» qui, sans l’aide de la famille ou du groupe social auquel ils appartiennent, ne développent pas certaines compétences symboliques, motrices et cognitives (Thảo 1991 : 13-16). Cette dernière observation rompt avec l’innéisme rigide qui avait plutôt orienté les RLC. Le principe de la transmission des caractères acquis et une certaine vision épigénétique de la variation génétique, comme dans l’article de 1983 (voir Thảo 1983 : 103-104) ainsi que dans l’Introduction à La formation de l’homme, restent toutefois centraux dans la théorie de Thảo.

D’ailleurs, depuis le premier article sur le geste de l’indication de 1981, Thảo se démarque de la définition saussurienne de la sémiologie en tant que science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale, qui, selon lui, l’avait influencé dans la rédaction des RLC. La relation entre la langue et la société n’est en réalité pas extrinsèque, mais essentielle : la langue est la condition de possibilité de la vie sociale avant d’être une convention sociale. Dans ce cadre, Thảo propose une sorte d’autocritique, un peu trop radicale, de sa propre adhésion d’autrefois à la sémiologie saussurienne. En fait, déjà dans les RLC et dans les écrits contemporains, il avait défendu une certaine distance par rapport à la façon de procéder de Saussure et avait notamment polémiqué avec le conventionnalisme implicite, selon lui, de la sémiologie saussurienne (D’Alonzo 2017a et 2020b ; voir aussi l’article de Juliette Farjat dans le présent dossier.

Maintenant, cependant, il ne considère plus le langage uniquement comme une action communicative allant de pair avec des relations sociales et des activités pratiques. Ce sont plutôt les relations sociales et les activités pratiques qui possèdent une structure sémiotique. Dans les années 1980, quand Thảo parle du langage de la vie réelle, il pense à la signification fonctionnelle de l’activité matérielle qui découle de la coopération (Thảo 1991 : 26)7. Ce n’est que lorsqu’il parle du «langage linguistique» que Thảo se réfère au langage en tant que moyen de communication et d’expression de la conscience.

Cette nouvelle définition du langage de la vie réelle et la prise de position en faveur d’une nette infériorité des systèmes de signes des chimpanzés − en particulier depuis 1985 – a amené Thảo à envisager le signe de l’indication chez l’australopithèque − auquel il avait accordé tant d’espace et d’importance dans les deux articles de 1981 et 1983 ainsi que, antérieurement, dans les RLC – comme équivalent à celui des chimpanzés. On doit attendre Homo habilis et la complexité de son activité productrice pour voir à l’œuvre un comportement linguistique capable de faire naître la conscience, ainsi que le subconscient et l’inconscient (Thảo 1991 : 21).

4 Le langage de la vie réelle chez les chimpanzés

L’« Appendice à l’introduction » à La formation de l’homme (Thảo 1991) est consacré à l’origine des chimpanzés. Le point de départ de Thảo sont les observations de l’éthologue néerlandais Adriaan Kortland rapportées par Dröscher (1968). Selon Thảo, ces observations confirment que les comportements symboliques des chimpanzés, y compris l’utilisation de l’outil naturel pour se défendre des prédateurs, sont des acquisitions phylogénétiques génétiquement héritées et doivent être comptés parmi les compétences prépsychiques, c’est-à-dire préconscientes (Thảo 1991 : 19). La conscience n’apparaît donc pas avec les chimpanzés.

L’avis de Thảo était différent dans l’article de 1981. Thảo y avait soutenu que l’utilisation de l’instrument naturel chez les chimpanzés avait la double fonction d’appeler à l’action et d’être en relation avec l’objet à utiliser (Thảo 1981 : 22). L’utilisation de l’instrument naturel constituerait donc le signe fonctionnel de l’indication en tant que signe originel du langage de la vie réelle (ibid. : 24). Une fois encore, il convient de souligner que, déjà dans cet article, le langage de la vie réelle n’était plus considéré comme un ensemble de signes au sens strict. Ce sont plutôt des actions douées d’une structure sémiotique : l’action elle-même est le signifiant d’un signifié qui coïncide avec la fonction sociale ou le but de l’action. Pour cette raison, Thảo assimilait l’utilisation de l’instrument naturel au geste de l’indication, même si on ne peut parler d’un geste de l’indication réel comme dans le cas du langage proprement dit, ou «langage linguistique» (ibid. : 22 ; aussi dans Thảo 1991 : 26).

Il convient également de noter la signification immédiatement sociale de l’utilisation de l’instrument naturel : c’est un appel aux autres membres du groupe afin d’agir sur le même instrument ou contre un ennemi commun. Le fait que l’instrument naturel soit un intermédiaire implique un saut qualitatif par rapport à la simple manipulation observable chez d’autres mammifères. L’utilisation de l’instrument naturel implique ce que Hegel a appelé «certitude sensible». Pour Thảo (1981 : 29-30), il s’agissait de la première forme de conscience de l’objet en tant qu’entité indépendante du sujet. L’utilisation de l’instrument naturel implique la double référence à l’objet et aux autres. La référence aux autres est réfléchie dans la référence que chaque membre du groupe adresse au sujet. Le sujet peut donc se reconnaître dans les autres et acquérir une première forme de conscience de soi. Ainsi on observe pour la première fois la structure triadique fondamentale à la définition de la conscience, initialement mise en évidence, dans les RLC (Bimbenet 2011 : 96, 197-199).

La lignée commune aux chimpanzés et aux humains s’est fragmentée avec le Ramapithecus ou le Kenyapithecus ou le Preanthropus, qui ont vécu pendant le Miocène (23-5,3 Ma) et dont le régime végétarien dépendait d’activités coopératives (Thảo 1983). Les changements climatiques intervenus entre le Miocène et le Pliocène (5,3-2,5 Ma) et la récession de la forêt tropicale ont poussé nos ancêtres à marcher avec une posture semi-bipède, ce qui a entraîné le développement des activités de manipulation pratique et la naissance du geste de l’indication comme une acquisition stable ne dépendant plus des états émotionnels du sujet (comme dans le cas de l’indication encore rudimentaire des chimpanzés). Ce serait le premier et le plus fondamental élément de ce que Thảo appelle «langage linguistique» (Thảo 1983 : 95). D’ailleurs, l’australopithèque est le premier exemple d’une telle compétence.

5 Le langage linguistique de l’australopithèque

Toujours dans les travaux du début des années 1980, Thảo affirme que le «langage linguistique» de l’australopithèque ou de l’Eoanthropus reposait sur la production et l’utilisation d’instruments permanents. Ces derniers avaient donné naissance à la conscience de l’objet en tant qu’entité indépendante du sujet. De plus, l’instrument permanent est utilisé lors de la chasse collective. Et c’est précisément la structure de ces activités de coopération qui a un signifié et que Thảo analyse en termes sémiotiques.

Thảo soutient donc que la structure de la chasse collective a un signifié qui peut être décrit en termes de la dialectique Être-Néant-Devenir qui ouvre la logique de Hegel : l’apparition, la disparition et le meurtre de la proie (ibid. : 99-100). Le cadavre de la proie est donc perçu, à la fin du processus, comme le résultat de l’activité collective. La même structure se retrouve dans le traitement des outils en pierre : extraction, élimination des matériaux inutiles et finalisation du produit.

Les deux activités sont réfléchies dans le «signe linguistique de l’indication développée» (ibid. : 100). Dans ce cas, Thảo parle de «langage linguistique». Il est composé d’une vocalisation polysémique combinée à un geste d’indication qui fait référence à l’objet. Ce signe implique quatre significations différentes : i) évanescence ; ii) imminence ; iii) devenir ; iv) devenu. C’est le contexte qui détermine la signification différente du signe. Laissant de côté la description complexe que Thảo offre de ce signe, il faut souligner que le geste de l’indication développée commence à être exécuté, contrairement au geste de l’indication chez le chimpanzé, en dehors de la situation de nécessité et indépendamment de l’état émotionnel du sujet (il en est de même dans Thảo 1986a : 25).

6 Le langage linguistique de l’Homo habilis

Dans les deux essais homonymes intitulés « La naissance du premier homme », le premier non publié (1985) et le second publié dans La Pensée (Thảo 1986a), Thảo postdate l’émergence du signe linguistique originaire de l’australopithèque − comme c’était encore le cas dans les articles de 1981 et 1983 – à l’Homo habilis. Néanmoins, la logique générale de la théorie reste la même.

L’existence matérielle de l’Homo habilis, saut qualitatif qui inaugure la lignée humaine, s’articule autour de la production du chopper qui démontre la présence au niveau cognitif d’une image sensorimotrice de l’objectif, c’est-à-dire de l’objet à produire, qui précède les opérations productives. En même temps, la production du chopper suppose ce que Thảo appelle le rapport social originaire de production : l’appropriation de la nature et l’assimilation de l’objet extérieur grâce à une forme spécifique d’organisation sociale fondée sur la coopération (Thảo 1991 : 21-22).

Dans La formation de l’homme, Thảo décrit en détail l’appropriation collective de l’objet de travail chez Homo habilis. Ce passage particulièrement complexe permet à Thảo d’expliquer l’origine de la conscience. Lors des activités de coopération, chaque individu voit l’image du «corps social», c’est-à-dire l’image externe des autres dans leur ensemble. Dans ce contexte, les travailleurs échangent des gestes d’indication pour guider l’activité des autres et chaque travailleur se voit dans les autres, de sorte que l’image intérieure du corps propre émerge en lui dans l’acte de travail. Cette image intérieure est liée à une autre image intérieure, l’image des autres travaillant sur le même objet. Ainsi surgit une image complexe qui contient l’objet, les autres et le soi dans les activités de travail8. Cette image complexe, résultant de l’accumulation quantitative de diverses images intérieures, produit à son tour ce que Thảo appelle «duplication» ou «projection» : il ne s’agit que de la conscience de l’objet et de la conscience de soi.

Thảo décrit la structure sémiotique de la production du chopper en termes de langage de la vie réelle. Il est composé de trois moments : l’impetus (action exercée sur l’objet), le devenir (transformation de l’objet) et le devenu (objet produit). En termes de langage linguistique, le geste de l’indication chez Homo habilis reproduit, sous une forme idéale et symbolique, la chaîne opératoire des mouvements nécessaires à la production du chopper (Thảo 1985 : 34). Dans le détail, le geste de l’indication peut remplir la fonction modale triple de l’impératif, de l’indicatif ou du substantif (en correspondance avec les trois moments de la production du chopper). Il est intéressant de noter que la polysémie de ce geste originaire permet la flexibilité de la référence : si le mode «substantif» est éminemment lié à l’objet des activités de travail, les modes «impératif» et «indicatif» s’adressent principalement aux autres. Pour cette raison, d’un point de vue pragmatique, le langage linguistique de l’Homo habilis a joué un rôle important dans la sophistication de la coopération.

À la fin de la période dominée par l’Homo habilis, une nouvelle forme de langage surgit, ce que Thảo appelle «le langage de la division du travail» (Thảo 1991 : 33). Pour mieux répondre aux besoins de la communauté, celle-ci est divisée en deux sous-groupes de travailleurs, le premier dédié à la chasse et le second à la cueillette. Cette organisation nécessite un échange d’informations efficace entre les groupes. Ainsi, les membres de chaque groupe doivent se nier dans l’appartenance à un groupe spécifique et se sentir obligés envers l’autre groupe. Cela implique la présence dans chaque individu de l’image de l’ensemble de la communauté, fondement de tout esprit de groupe.

Conclusion : l’histoire de l’humanité

L’objectif principal des recherches menées par Thảo depuis les années 1940 est une reconstruction de la phylogenèse de l’humanité justifiant un humanisme marxiste. Ce point apparaît clairement dans les dernières pages des RA.

L’Homo erectus est la première espèce pour laquelle, selon Thảo, on peut émettre l’hypothèse d’une coopération entre différentes communautés en vue de chasses complexes et sophistiquées (ibid. : 38). Cela signifie que l’Homo erectus a dépassé la taille du petit groupe qui caractérisait encore le mode de vie de l’Homo habilis. Bien entendu, les relations entre les différentes communautés n’étaient pas toujours pacifiques et pouvaient même donner lieu à des conflits.

Les capacités symboliques surprenantes des Néandertaliens, en revanche, sont mises en évidence par des tombes personnelles, comme c’était déjà le cas dans les RLC. Ces vestiges présupposent non seulement un rituel composé de chants, de musique, de danses et autres performances esthétiques, mais surtout une vie spirituelle très riche et complexe. Chaque membre de la communauté est de fait capable de reconnaître les autres comme les autres le reconnaissent (un phénomène que Thảo appelle «la conscience de l’auto-conscience»). Sur un plan strictement linguistique, les pronoms personnels «moi» et «nous» apparaissent à ce moment-là, suivis de la discrimination entre «je», «vous» et «ceci».

Si l’Homo habilis était seulement capable de produire des expressions exclamatoires, l’Homo erectus a commencé à associer des mots entre eux et les Néandertaliens à utiliser des phrases personnelles. Mais ce n’est qu’avec l’Homo sapiens qu’on voit apparaître des expressions impersonnelles (Thảo 1986b). Ainsi s’achève la phylogenèse de l’espèce humaine dont le point d’arrivée est ce que Thảo appelle «la nature humaine originaire», fruit de l’anthropogenèse et de ses différentes formes primitives de relations de production (Thảo 1987 : 2). Il ne s’agit pas tant d’une entité métaphysique inscrite dans le code génétique de l’humanité, mais plutôt d’une série de caractères spécifiques qui, lentement conquis au cours de l’évolution, permettent la pleine réalisation de l’individu humain au sein de la communauté. Ces caractères sont le travail, le langage et la conscience. Ils sont réactivés de génération en génération grâce à l’éducation et leur développement est donc exposé aux aléas de la société9.

La nature humaine originaire, qui s’est établie dans les sociétés tribales primitives, est ébranlée par la dynamique de l’aliénation. Thảo, qui semble suivre le discours de Rousseau sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1775), soutient que le communisme originaire des tribus néolithiques est menacé par des crises de surproduction qui ouvrent la voie à des conflits de plus en plus violents avec d’autres communautés et par l’élection des chefs militaires qui en découle. Ainsi commence la lutte au sein de la société entre un groupe dominant qui exploite et exproprie l’autre groupe, celui des travailleurs. Une lutte de classe similaire brise l’unité originaire du groupe sur lequel était fondée la nature humaine originaire (ibid. : 4). Il s’ensuit l’aliénation de cette nature originaire, c’est-à-dire l’impossibilité pour chaque individu de se réaliser dans le cadre d’une relation harmonieuse avec le reste de la communauté.

En même temps naissent les aspirations et les luttes pour la reconquête et le contrôle de ces conditions sociales qui seules peuvent permettre la réalisation de la nature humaine. Avec un terme emprunté à Engels (1962 [1878] : 95-99) et que l’on trouve dans Que faire ? de Lénine (1902), Thảo parle de l’«instinct révolutionnaire», de l’aspiration essentiellement inconsciente qui pousse de tout temps à vaincre l’aliénation et à rétablir l’égalité pour tous. Parfois, cet instinct prend également la forme explicite d’un programme politique capable de guider la lutte de classe de manière consciente. Pour Thảo, le communisme représenterait l’apogée de l’histoire et la seule société dans laquelle on puisse dire que l’aliénation, la domination de classe et la lutte fratricide sont finalement vaincues et que l’individu est en mesure de développer librement sa conscience en harmonie avec le reste de la communauté.

Cette première présentation des travaux anthropologiques de Thảo des années 1980 ouvre la voie à de nouvelles recherches historico-épistémologiques qui n’ont malheureusement pas pu être approfondies ici : par exemple l’évolution interne de la pensée de Thảo et les objectifs de ses recherches, ou la circulation de quelques mots clés (conscience, intentionnalité partagée, coopération) dans les milieux scientifique, philosophique et linguistique des deux parties du rideau de fer entre les années 1970 et 1980. Ce dernier point nous permettrait également d’étudier les dynamiques idéologiques à la base de certaines études scientifiques, notamment anthropologiques, tant dans le bloc socialiste que dans le monde occidental.

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1

À cet égard et dans les lignes suivantes, nous avons utilisé les informations présentes dans Papin 2013 et Thảo 2013. Je saisis cette occasion pour remercier Thi Kieu Ly Pham (Sorbonne Nouvelle) pour son aide dans la traduction. La correspondance entre Lucien Sève, Guy Besse et Trần Đức Thảo, ainsi que les inédits de Thảo sont mentionnés avec l’aimable autorisation d’Alexandre Feron et de Lucien Sève (in memoriam). Archive privée.

2

Outre le témoignage de von Wroblewsky lui-même, nous devons mentionner la documentation présente à l’Académie : ABBAW : Abt. Nach 1945 : FOB Gewi, no 154 et Nschn, no A 589. Autorisation de l’Akademie der Wissenschaften de Berlin. J’en profite pour remercier Malte Becker (Humboldt-Universität) de l’aide qu’il m’a apportée dans la phase de recherche d’archive.

3

Plus de détails sur cette lettre, dans l’article d’Andrea D’Urso dans le présent dossier.

4

Pour une analyse philosophique de « La formation de l’homme », voir Melançon 2019.

5

Les pages suivantes sont basées sur les lettres à Rossi-Landi (dossier 15 « Trần- Đức- Thảo » conservé au département de Philosophie, sociologie, pédagogie et psychologie appliquée de l’université de Padoue), en particulier la lettre du 27 janvier 1972 : pour plus de détails, voir D’Alonzo 2017b ; D’Urso 2020 ; ainsi que l’article d’Andrea D’Urso dans ce dossier d’HEL.

6

Pour plus de détails, voir l’article de Didier Samain dans le présent dossier, ainsi que D’Alonzo 2020a : 25-26.

7

Pour ce qui concerne la notion de « langage de la vie réelle » dans les RLC, voir D’Alonzo 2018.

8

Pour un aperçu des antécédents de Thảo, et pour voir comment certaines théories des xviii e et xix e siècles sont entrées dans la littérature scientifique du xx e siècle (que le philosophe vietnamien, donc, connaissait), voir D’Alonzo 2017c.

9

Thảo était conscient de ce que cela implique de conséquences pour la psychologie en tant que discipline, comme en témoignent deux articles de la même époque (Thảo 1989a et 1989b).