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Histoire Épistémologie Langage
Volume 42, Number 2, 2020
Genèse, origine, récapitulation. Trần Đức Thảo face aux sciences du langage
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Page(s) | 175 - 202 | |
Section | Lectures & critiques | |
DOI | https://doi.org/10.1051/hel/2020023 | |
Published online | 16 March 2021 |
Lectures et critiques
McElvenny James, dir. 2019. Gabelentz and the Science of Language. Amsterdam : Amsterdam University Press. 316 p. ISBN 978-94-6298-624-4.
Faisant suite à la récente réédition de Sprachwissenschaft (2016), qui regroupe pour la première fois les textes des deux éditions (1891 et 1901) de l’œuvre la plus connue du linguiste et sinologue Georg von der Gabelentz, l’ouvrage collectif édité par J. McElvenny illustre le regain d’intérêt pour cet auteur depuis sa « redécouverte » par Coseriu en 1967. Gabelentz a désormais fait l’objet de nombreuses publications, souvent mieux contextualisées, qu’elles lui soient spécifiquement consacrées ou qu’elles lui consacrent la place qui lui revient dans les sciences du langage de son époque1.
L’ouvrage ici présenté exprime une double ambition. Il participe d’une part de cette volonté de situer Gabelentz tout à la fois dans son univers culturel et par rapport aux préoccupations des linguistes d’aujourd’hui. Mais il fournit simultanément au lectorat non germaniste un accès direct à l’œuvre elle-même, puisque la plus grosse partie du livre (p. 132-313) est constituée d’une édition bilingue (anglais-allemand) d’un chapitre important de Sprachwissenschaft. Outre cette traduction, présentée dans un article séparé dans le présent volume, l’ouvrage se compose d’une brève introduction par l’éditeur scientifique, suivie de quatre articles successifs : « The Gabelentz family in their own words » (A. von Vogel et J. McElvenny), « Georg von der Gabelentz as a pioneer of information structure » (E. Elffers), « The Basque-Berber connection of Georg von der Gabelentz » (B. Hurch et K. Purgay), « Phenomenological aspects of Georg von der Gabelentz’s Die Sprachwissenschaft » (K. Willems). Même si les dimensions réduites de cette partie critique ne permettaient qu’une vue partielle sur l’œuvre, le lecteur bénéficie ainsi de quatre perspectives différentes et complémentaires. On peut en revanche regretter une introduction limitée à une paraphrase des résumés fournis par les auteurs, et associée aux habituels clichés sur les néogrammairiens.
Cosigné par une arrière-petite nièce de Gabelentz, et enrichi d’extraits de sa correspondance, le premier article évoque brièvement quelques aspects de l’œuvre mais, comme l’indique son titre, son objectif est d’abord biographique. Il souligne notamment le rôle essentiel joué par le père de l’auteur, Hans Connon von der Gabelentz, lecteur de Humboldt, féru de langues orientales, mais auteur également de travaux sur les langues amérindiennes.
L’intérêt du travail tient ici peut-être moins à la documentation elle-même, pour l’essentiel déjà disponible, qu’à la démarche adoptée. Le choix d’une approche un peu narrative et l’identité de la signataire se conjuguent pour produire un effet de témoignage, qui confère au personnage de Gabelentz une épaisseur que la seule information académique ne suffirait sans doute pas à fournir. Ce n’est pas tout. Fût-ce de manière non préméditée, le résultat excède en l’occurrence la fonction normale d’une biographie, illustrant l’entrelacement de l’histoire des personnes et de l’histoire des sciences. Le lecteur est en effet conduit à penser que l’œuvre de Gabelentz peut faire l’objet d’une double historicité. C’est d’abord celle, épistémique, d’un sinologue de talent et d’un représentant majeur de la linguistique générale de son époque. Mais il est possible de lui coupler une histoire sociale ; auquel cas l’histoire de G. von der Gabelentz devient celle d’un homme à la charnière entre le temps des érudits, bien souvent aristocrates, comme l’étaient son père et W. von Humboldt, et le temps des universitaires, auquel appartiennent les néogrammairiens. G. von der Gabelentz fut clairement et l’un et l’autre. Et il va de soi que le passage d’un temps à l’autre ne s’est pas réduit à une « scientificité » croissante, comme pourrait le suggérer une histoire populaire des sciences et de leurs institutions. Dans le cas de la famille Gabelentz, la pertinence d’une histoire sociale des sciences (ni strictement interne, ni strictement externe) est en l’occurrence bien illustrée par le sort que connut la fameuse bibliothèque familiale de Poschwitz, créée par Hans Conon et constamment enrichie jusqu’à son pillage par les troupes soviétiques en 1945. Comme le rappelle l’article, cette bibliothèque était si riche que, du temps de Hans Conon, les plus grands linguistes de l’époque venaient y chercher des ouvrages introuvables dans les bibliothèques publiques. Cette période est définitivement close à la fin du second conflit mondial. De ce point de vue, l’histoire de la famille Gabelentz a aussi une valeur heuristique, ne serait-ce que par la périodisation qu’elle permet.
Le deuxième article reprend une thématique souvent abordée. Gabelentz (1869) est connu pour avoir introduit les notions de sujet et de prédicat « psychologiques ». Si l’idée sous-jacente n’était pas nouvelle en soi, cette innovation terminologique a permis une distinction plus commode entre structure grammaticale et structure informationnelle. Dans ces termes ou dans d’autres, on la retrouve chez de nombreux contemporains de Gabelentz, elle passe pour annoncer la distinction entre thème et rhème introduite par Ammann (1920 et 1928), puis les travaux du cercle de Prague autour de Mathesius et enfin les approches explicitement informationnelles à partir de Halliday. Le souci est que le qualificatif d’« approche informationnelle » pêche par son extrême généralité. En s’appuyant notamment sur les analyses de Heusinger (1999), dont il emprunte le cadre théorique, l’article reprend ces notions chez Gabelentz (chez qui elles ont sensiblement évolué entre leur première apparition en 1869 et ce qu’elles sont finalement devenues dans Sprachwissenschaft) et s’efforce par ailleurs de les contextualiser. Sans négliger totalement les auteurs qui ont pu l’inspirer, il privilégie une comparaison avec les contemporains et les auteurs ultérieurs.
Il est fait appel, pour l’essentiel, à trois critères. a) La distinction entre aboutness (« de quoi est-il question ? » vs. « qu’en dit-on ? ») et discourse anchoring (qui repose sur la distinction « connu » vs. « non connu »). Ceci suffit à montrer ce qui distingue Gabelentz de contemporains apparemment proches comme Paul ou Wegener, mais dont la perspective est davantage communicationnelle. b) Selon l’auteur de l’article, une originalité de Gabelentz est de traiter la structure informationnelle comme une composante directement syntaxique et d’obtenir donc une approche à un seul niveau, contrairement aux auteurs qui voient dans les structures informationnelles et syntaxiques deux plans distincts. c) Enfin, l’article rappelle que la place accordée à la structure informationnelle ne doit pas conduire à négliger le contexte intellectuel dans lequel Gabelentz évoluait, fait de psychologie, voire de Völkerpsychologie. Il en ressort finalement que la question centrale était pour lui celle, syntaxique, de l’ordre des mots, une question qui imposait certes de prendre en compte la structure informationnelle, mais sans exclusive. Par ailleurs, alors que la « psychologie » est donc perçue comme une composante de la syntaxe, le rejet inverse du critère accentuel s’expliquerait par le fait que Gabelentz y voyait un facteur non pas syntaxique, mais rhétorique. Outre qu’il y gagne une utile mise au point, le lecteur sera tenté d’en conclure que chez Gabelentz, le rapport entre syntaxe et information se construit autour du pôle syntaxique, une hypothèse plutôt séduisante pour quiconque cherche les facteurs de cohérence d’une œuvre jugée non sans raison très diverse.
L’article suivant analyse une autre illusion rétrospective, concernant cette fois l’œuvre de Gabelentz lui-même. Assorti d’une annexe constituée de lettres de contemporains et de fichiers issus de la bibliothèque de Poschwitz, il aborde des publications, tardives et moins connues, qui défendent la thèse de l’apparentement des langues basques et berbères. Cette hypothèse était soutenue par d’autres linguistes à l’époque (Gézeen, Schuchardt) et reste débattue aujourd’hui. Mais la méthode utilisée par Gabelentz, basée sur de simples similitudes lexicales, au mépris des règles élémentaires de la reconstruction comparative, qui se fonde au contraire sur l’existence de correspondances régulières, provoqua les critiques acerbes des contemporains, Schuchardt compris.
Faute de pouvoir mettre en évidence de telles correspondances régulières entre les deux groupes de langues, mais néanmoins persuadé de l’existence de leur apparentement, Gabelentz pense possible d’entamer une reconstruction à partir de la langue jugée la mieux réservée. À cette méthode déjà difficilement acceptable pour un comparatiste, il ajoute une fiction génétique digne des grammaires générales, en supposant qu’une période de chaos phonétique aurait précédé l’établissement des lois phonétiques. Les auteurs de l’article n’ont pas de peine à souligner la désinvolture du propos, puisque la forte variabilité, attestée, des langues non écrites n’implique aucunement un tel chaos. Là où Gabelentz ne peut déceler l’ordre, observent-ils, il théorise le chaos. On mesure par ailleurs les conséquences potentiellement dévastatrices d’un tel postulat pour l’existence même d’une discipline où l’uniformitarisme avait valeur d’axiome constitutif. Les auteurs de l’article se demandent donc comment un chercheur du niveau de Gabelentz a pu céder à de tels errements et aussi pourquoi il a pu se montrer si enthousiaste en entreprenant un travail pour lequel il manquait tout simplement des compétences nécessaires. À défaut de réponse, ils observent du moins la distorsion croissante entre les enseignements assurés par Gabelentz, qui restaient centrés sur les langues asiatiques, et les préoccupations dont témoignent ses publications, de plus en plus orientées vers la linguistique générale. Ils soulignent aussi le risque qu’il y aurait à adopter une vision idéalisée de l’œuvre, au besoin en imputant à Schulenburg2 tout ce qui ne cadre pas avec l’image homogène qui en est alors donnée.
De même que la perspective informationnelle peut se révéler un prisme déformant, les auteurs mettent donc en évidence un autre biais rétrospectif fréquent, soit, très schématiquement, la tentation hagiographique après l’illusion présentiste. La question posée reste quant à elle ouverte. On rappellera simplement l’ambivalence constante de Gabelentz à l’égard de la reconstruction comparatiste indo-européenne, tout à la fois modèle de scientificité et contre-modèle pour un spécialiste des langues d’Asie orientale, qu’il ne pouvait, pour des raisons documentaires évidentes, transposer directement dans son propre champ. Les élucubrations de Gabelentz sur la parenté du basque et de l’amazigh ont probablement plusieurs origines, y compris dans la grammaire générale. Mais sans doute exprimaient-elles sa conviction inavouée que la grammaire indo-européenne resterait sans équivalent et qu’il fallait donc aux spécialistes d’autres aires explorer d’autres méthodes.
Le texte qui clôt la première partie du livre est consacré à un rapprochement entre la phénoménologie husserlienne et les thèses de Sprachwissenschaft, justifié, selon son auteur, par un contexte phénoménologique général − référence est faite à Brentano et à son recours élargi à la notion de « psychologie ». Quelques notions élémentaires de phénoménologie sont rappelées : ἐποχή, rôle de la conscience et de l’expérience préscientifique, rejet de la psychologie de type herbartien ou wundtien, etc. L’article évoque également la Bedeutungsintention (« visée de signification ») et la Bedeutungserfüllung (« remplissement de signification »), ainsi que des notions husserliennes plus tardives, telles celle de Lebenswelt (« monde de la vie »). La phénoménologie, ajoute l’auteur, qui voit chez Gabelentz « une combinaison similaire de modération et d’antiréductionnisme », cherche à identifier les structures d’une connaissance prélinguistique, voire prélogique. Cela étant posé, la question se pose naturellement de savoir si ces notions ont bien des correspondants chez Gabelentz. On se bornera à quelques remarques.
Elles sont d’abord d’ordre documentaire. Nul ne conteste par exemple l’affinité entre Husserl et Brentano, mais la référence à Brentano est dans l’article si vague qu’elle pourrait s’appliquer à bien d’autres textes, peu suspects, quant à eux, de phénoménologie. Inversement, il n’existe, de l’aveu même de l’auteur de l’article, aucune référence à Brentano (ni du reste à Wundt) chez Gabelentz, dont les repères en matière de psychologie héritent explicitement de Steinthal et de manière plus implicite, de la psychologie empirique. Pour des raisons similaires, le lecteur en vient à se demander si certains rapprochements ne sont pas surtout verbaux. Ainsi lorsqu’un rapprochement est suggéré entre le Zurück zu den Sachen selbst husserlien et le souci d’empiricité attribué à Gabelentz, le nombre de langues abordées dans Sprachwissenschaft attestant, selon l’article, de genuine phenomenological properties. D’autres observations conduisent quant à elles à des raisonnements inattendus. Une tonalité phénoménologique est ainsi attribuée au fait que, selon Gabelentz, ce que les locuteurs veulent dire n’est pas exprimé mais inféré du contexte. Gabelentz évoquant ici l’existence d’un Spielraum, d’un espace de jeu, laissé à l’interprétation, il est signalé que ce même terme se retrouve chez Bühler, lequel Bühler se réfère à Husserl… Certes, l’héritage husserlien de Bühler est bien documenté et ne prête pas à discussion. Mais est-il besoin de rappeler que ce n’est pas à Husserl, mais à Wegener (1885), contemporain strict de Gabelentz, que Bühler avait emprunté cette notion ? Ce ne sont là que quelques exemples.
L’article évoque cependant quelques points qui pouvaient faire l’objet d’un développement original, dont on n’en mentionnera qu’une illustration. En dehors des notions de sujet et de prédicat psychologiques, les commentateurs de Gabelentz ont peu abordé ses réflexions sémantiques. Or il s’agit là d’un domaine difficile à cerner chez les linguistes de l’époque, car presque toujours tiraillé entre deux pôles antagonistes, d’un côté, la recherche d’Urbedeutungen à laquelle invitait la reconstruction comparatiste et, de l’autre, un héritage empiriste qui assimilait la signification à un groupe de représentations (Vorstellungsgruppe). Perceptible chez les néogrammairiens, cette tension a été d’emblée liquidée par la phénoménologie. Les choses sont peut-être un peu différentes chez Gabelentz, qui certes invoque l’existence d’une einheitliche Bedeutung, d’un noyau sémantique, tout en utilisant le vocabulaire psychologique d’époque (Anschauung, Vorstellung, Aperception, …). Nous retrouvons ici l’hétérogénéité dont il vient d’être question. Mais la Sprachwissenschaft fait aussi appel à d’autres notions, telles celles, humboldtiennes, de forme interne, ou encore d’apparentement spirituel (geistige Verwandschaft) dans une acception voisine de celle de Schuchardt. Toutes ces notions mériteraient une analyse lexicale fine. L’article, lui, a malheureusement préféré des remarques convenues portant, pour dire les choses très sommairement, sur la différence entre sens et référence, effectivement présente chez Gabelentz, comme chez bien d’autres de ses contemporains.
Didier Samain
Sorbonne Université, HTL
Bibliographie
Ammann, Hermann. 1920. Vom doppelten Sinn der sprachlichen Formen. Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften Stiftung Heinrich Lanz Philosophisch-historische Klasse. Heidelberg : Carl Winter’s Universitätsbuchhandlung.
— 1928. Die menschliche Rede. Sprachphilosophische Untersuchungen. 2: Der Satz. Lahr/Schwarzwald : Moritz Schauenburg.
Coseriu, Eugenio. 1967. Georg von der Gabelentz et la linguistique synchronique. Word 23 : 74-100.
François, Jacques. 2017. Le siècle d’or de la linguistique en Allemagne. De Humboldt à Meyer-Lübke. Limoges : Lambert-Lucas.
Gabelentz, Georg von der. 1869. Ideen zu einer vergleichenden Syntax. Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft 6 : 376-384.
— 1891. Die Sprachwissenschaft. Ihre Aufgaben, Methoden und bisherigen Ergebnisse. Leizpig : T.O. Weigel ; 1901. 2e éd. Leipzig : Chr. H. Tauchnitz ; 2016. Berlin : Language Science Press. Nlle éd. établie par Manfred Ringmacher & James McElvenny.
Heusinger, Klaus von. 1999. Intonation and information structure. The representation of focus in phonology and semantics. Thèse d’habilitation à diriger des recherches. Constance : Universität Konstanz.
Wegener, Philipp. 1885. Untersuchungen über die Grundfragen des Sprachlebens. Halle : Niemeyer Verlag.
McElvenny James. 2018. Language and Meaning in the Age of Modernism. C.K. Ogden and his Contemporaries. Édimbourg : Edinburgh University Press. 188 p. ISBN 9781474425063.
L’ouvrage recensé est basé sur la thèse de doctorat de l’auteur (désormais JME). Il se compose d’une introduction (p. 1-6), de trois parties principales (p. 7-153) sur lesquelles nous reviendrons et d’un épilogue (p. 154-163). Suivent une bibliographie très fournie et qui regorge de trésors oubliés et méconnus (p. 164-185) et un index commun pour les notions abordées et les auteurs cités (p. 186-188). Des illustrations très utiles pour suivre le propos parsèment le livre, tirées de certains ouvrages que JME utilise dans le cadre de ses démonstrations.
Comme il est indiqué (p. 5), ce livre est un livre d’histoire des idées et l’histoire qu’il souhaite raconter − JME insiste sur sa volonté de raconter une histoire (p. 6) − se déroule aux temps du modernisme, des années 1910 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette époque est marquée par une foi inébranlable dans la science et la technologie et par la conviction que, réunies, ces deux forces apporteront le bonheur à l’humanité, grâce au progrès qu’elles engendreront. C’est de l’aspect linguistique, ou plutôt langagier, de cette volonté de mettre ensemble science, technologie et bien commun que JME souhaite traiter, puisqu’il s’agira pour lui de présenter et d’analyser les « efforts » que connut cette période « to tame language » et « to bring it under the control of science and engineer it anew for the benefit of humanity » (p. 1). On sait, notamment depuis la Lettre de Lord Chandos (1902) d’Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), les angoisses autour de la langue et du langage qui accompagnèrent l’avènement du siècle nouveau, cette « crise du langage » dont parle Jacques Le Rider (2008) : la peur de ne pas comprendre ou de ne pas être compris quand on parle « en langue » (Hofmannsthal 1980 : 43), ces mots qui ne sont jamais compris de la même façon par tout le monde (p. 15 de l’ouvrage recensé), ces « termes abstraits » qui « se décompos[ent] […] tels des champignons moisis » (Hofmannsthal 1980 : 79), ces mots qui disent tout et rien à la fois, comme les pronoms personnels (Le Rider 2008 : n. 21).
« Les mots se sont interposés devant les choses », écrit Hofmannsthal (1980 : 42), mais ils sont trompeurs, infidèles, ambigus (p. 7 de l’ouvrage recensé). Le sens glisse entre les doigts et c’est justement ce sens problématique qui sera au centre des préoccupations des protagonistes abordés dans l’ouvrage recensé.
Language and Meaning in the Age of Modernism a comme personnage central Charles Kay Ogden (1889-1957), dont les œuvres et les idées sont analysées : sont présentés ses liens personnels, théoriques et scientifiques avec ses contemporains (notamment Bertrand Russel [1872-1970], Ludwig Wittgenstein [1889-1951], Victoria Lady Welby [1837-1912], Otto Neurath [1882-1945], Rudolf Carnap [1891-1970]), mais aussi les sources plus anciennes, rarement explicitées, qui l’ont inspiré. Structuré autour de trois moments significatifs de l’œuvre d’Ogden – de The Meaning of Meaning (1923) à ses rapports avec les membres du cercle de Vienne, en passant par le Basic English, sa langue auxiliaire internationale du début des années 1930 –, l’ouvrage est un voyage à la recherche des solutions proposées par l’époque pour « dompter le sens », qui part de Cambridge (où travaillaient Russel et Wittgenstein) pour aller à Vienne (vers Neurath et Carnap), avec un passage par les idées des auteurs et théoriciens des langues internationales auxiliaires des années 1920-1930.
Si, comme on l’a déjà dit, l’ouvrage traite de l’histoire des idées, il intéressera différents spécialistes des sciences humaines par son côté interdisciplinaire, car, comme le dit JME (p. 5), une étude en histoire des idées ne se réalise pleinement qu’en sautant par-dessus les limites disciplinaires. Il sera ainsi question de différentes disciplines qui se retrouvent autour des réflexions sur le problème du sens : la philosophie analytique, la linguistique, la sémiotique, mais aussi l’interlinguistique, la science des langues artificielles. D’après JME, ces domaines du savoir avaient toujours été considérés comme des « islands of knowledge » et n’avaient jamais été réunis autour d’une problématique commune.
Le côté interdisciplinaire revendiqué par l’ouvrage aurait pu être une entrave à sa réception, puisqu’il traite de disciplines parfois confidentielles (l’interlinguistique) ou n’ayant pas, à première vue, de points de convergence (un sémioticien n’est pas forcément familier des théories de la philosophie analytique). Mais on doit relever ici la volonté didactique et pédagogique de JME, qui propose une présentation détaillée (mais non par trop spécialisée) et précise des idées principales et des questionnements des différentes disciplines abordées durant l’époque couverte par l’ouvrage. Un même souci pédagogique se retrouve dans la présence de nombreux éléments biographiques pour chacun des auteurs traités, ce qui contribue à faire de l’ouvrage l’« historical narrative » souhaité par JME.
La première partie − The Meaning of Meaning (p. 7-53) − s’organise autour de l’ouvrage éponyme écrit par Ogden avec la collaboration d’Ivor Armstrong Richards (1893-1979), ouvrage considéré par JME comme « a product of its times, in the themes it addresses and the solutions it proposes » (p. 8). Si l’histoire éditoriale et la réception de l’ouvrage sont traitées dans cette partie, c’est surtout son contenu et son contexte de parution qui en est au centre. JME rappelle que The Meaning of Meaning est un ouvrage à la fois théorique et pratique, qui présente à la fois « the nature of language and meaning » et « a practical method for taming meaning in language » (p. 9). Quelques pages sont ainsi consacrées à présenter la vision de Richards et d’Ogden quant aux deux fonctions principales du langage, la fonction symbolique ou référentielle et la fonction émotive. C’est surtout la fonction symbolique qui est approfondie dans The Meaning of Meaning, celle qui révélera la problématique de la représentation d’un référent par un symbole, à travers le traitement de ce que Richards et Ogden appellent « word-magic », le « belief that for every word there is a corresponding entity in the world » (p. 11) :
[W]ords may come between us and our objects in countless subtle ways, if we do not realize the nature of their power. In logic, as we have seen, they lead to the creation of bogus entities, the universals, properties and so forth […] By concentrating attention on themselves, words encourage the futile study of forms which has done so much to discredit Grammar; by the excitement which they provoke through their emotive force, discussion is for the most part rendered sterile; by the various types of Verbomania and Graphomania, the satisfaction of naming is realized, and the sense of personal power factitiously enhanced. (Ogden & Richards 1989 [1923] : 45, cité p. 11)
Puisque les mots, de par leur nature, rendent la communication difficile, Ogden et Richards vont proposer « their method of definition, a technique for making references more precise and more likely to correspond for the speaker and their interlocutors » (p. 15). Cette méthode, qui vise à définir un symbole « so that it reflects the ‘thought or reference’ it stands for more clearly and, preferably, more analytically » (p. 15), est, de façon intéressante, rapprochée par JME des théories de l’atomisme logique, telles qu’élaborées notamment par Russel et Wittgenstein. Des pages éclairantes (p. 18-25) sont ainsi consacrées aux rapprochements et aux filiations que l’on peut faire entre les définitions d’Ogden et Richards, d’un côté, et la théorie des descriptions de Russel, de l’autre. Cette partie aborde aussi d’autres sources qui ont pu inspirer les idées avancées dans The Meaning of Meaning, notamment la théorie sémiotique Significs de Lady Welby (p. 28-34), les idées de Bronisław Malinowski (1884-1942) (p. 43-46), ou encore John Wilkins (1614-1672), ou Leibniz (1646-1716) (p. 23).
La deuxième partie (p. 54-112) de l’ouvrage traite du projet de langue internationale auxiliaire Basic English, qu’Ogden élabore dès la fin des années 1920. En tant que telle et hors du contexte de l’ouvrage recensé, cette partie est extrêmement bienvenue, car elle présente de façon détaillée et précise un projet de langue internationale auxiliaire généralement peu traité par les historiens de la linguistique. Alors que l’on connaît très bien le contexte et le contenu d’un projet comme l’espéranto (voire comme l’ido), l’intérêt de la linguistique et de l’histoire de la linguistique pour le Basic English demeure cantonné à de rares publications très spécialisées. Grâce à JME, nous avons désormais des pages de référence sur le Basic English. Mais cette partie prend aussi tout son sens placée dans le contexte de l’ouvrage, puisqu’elle présente, à travers le projet Basic English, la suite logique des idées avancées dans The Meaning of Meaning : « The key to a successful international language, according to Ogden, was to have a minimal vocabulary consisting of words ‘scientifically selected’ for their reliability in reference » (p. 82). Dans cette partie, le Basic English est placé dans le contexte et les discussions théoriques du mouvement pour une langue internationale auxiliaire. Et JME propose un panorama très détaillé des différentes visions que partageaient ou pas les auteurs et théoriciens des différents projets de langue internationale de l’époque. On retiendra − car c’est un point qui n’est pas forcément bien connu − toutes les réflexions (que le projet Basic English reflète aussi, puisqu’il prend comme point de départ une langue, l’anglais, que l’on considère comme étant devenue analytique) autour de l’opposition entre analytisme et synthétisme dans la théorie des langues artificielles internationales (p. 67-77). Les pages sur l’influence de la théorie des fictions de Jeremy Bentham (1748-1832), un des seuls auteurs cités par Ogden, sur le Basic English méritent aussi d’être relevées (p. 93-100).
La troisième et dernière partie de l’ouvrage emmène le lecteur à Vienne, auprès, notamment, de Neurath et de Carnap, avec lesquels Ogden fut en contact, comme le rappelle JME (p. 113). On comprend l’intérêt d’Ogden pour les membres du cercle de Vienne quand on sait que ce dernier fut très impliqué dans la lutte pour le « parler clair » et contre l’obscure métaphysique. Cette partie propose d’intéressantsrapprochements entre certaines idées d’Ogden soutenant le Basic English et certains langages élaborés dans le cadre des travaux et des réflexions du cercle de Vienne, du « jargon universel » (p. 123-125) et du langage pictographique Isotypes (p. 129-134) de Neurath jusqu’à la « langue physicaliste » de Carnap (p. 120-123).
Dans l’épilogue, à côté du rappel des principaux résultats de cette présentation, cette analyse et cette mise en contexte des « modernist approaches to language » (p. 3), sont proposées quelques pistes de réflexion sur la façon dont on pourrait relier les théories et les idées évoquées et développées dans l’ouvrage et certaines approches sémantiques développées par des courants linguistiques récents, comme le structuralisme américain, la sémantique générativiste ou le Natural Semantic Metalanguage d’Anna Wierzbicka.
Comme JME le rappelle dans son introduction (p. 1), l’époque du modernisme commença dans l’euphorie d’un progrès et d’une technologie qui paraissaient inarrêtables, mais se termina dans l’effroi et la désillusion de la technologie destructive de l’extermination de masse et des bombes atomiques. Comme on l’a dit au début, les projets évoqués et présentés dans l’ouvrage recensé − que ce soient ceux d’Ogden, de Russel, de Wittgenstein, de Neurath ou de Carnap − avaient tous l’ambition clairement avancée de participer non seulement à l’avancement de l’humanité, mais aussi à l’instauration d’un bonheur quasi général et généralisé, au moyen d’un langage débarrassé de ses aspects problématiques, obscurs et trompeurs. Comme l’explique JME, par exemple, « Ogden and his supporters cast Basic as a scientifically engineered tool for liberating thought, for making language the servant of reason » (p. 100). Pourtant, les parties 2 et 3 de l’ouvrage se terminent par deux chapitres − respectivement « Totalitarianism and Newspeak » (p. 100-107) et « Totalitarianism revisited » (p. 145-150) − qui interrogent, en suscitant un intérêt certain et des réflexions, le côté disons « sombre » du Basic English, d’une part, et de la lutte des Viennois du cercle contre le discours obscur et non scientifique de la métaphysique, de l’autre. Le Basic English, avec son vocabulaire limité et sélectionné scientifiquement, ne rappelle-t-il pas le Newspeak d’Orwell et son but affiché de limiter la pensée (p. 104) ? JME rappelle ainsi que le Basic English était « a legislated, restricted code » (p. 106) et qu’il avait aussi, dans l’esprit d’Ogden, une visée de contrôle : « at the very least, Basic is a technological instrument for taking control of the individual’s own mind » (p. 104). Quant aux membres du cercle de Vienne, leur volonté d’opposer la métaphysique à la science, d’affirmer que certaines phrases ont du sens et d’autres pas ne doit-elle pas aussi se lire comme « another manifestation of the same absolutism and intolerance that characterised the political climate of Central Europe and had plunged the continent once again into war » (p. 145), ainsi que le pensait le philosophe américain Horace Kallen (1882-1974) ? Cet ouvrage original sur un sujet peu traité pose en filigrane la question de savoir si, à vouloir « dompter » le langage, on ne finit pas par le brimer et le brider et à l’empêcher de remplir son rôle premier, qui est l’expression de toutes les pensées.
Sébastien Moret
Université de Lausanne
Bibliographie
Hofmannsthal, Hugo von. 1980. Lettre de Lord Chandos et autres essais. Paris : Gallimard.
Le Rider, Jacques. 2008. Crise du langage et position mystique : le moment 1901-1903, autour de Fritz Mauthner. Germanica 43 : 13-27 [en ligne : https://journals.openedition.org/germanica/545].
Ogden, Charles Kay & Richards Ivor Armstrong. 1989 [1923]. The Meaning of Meaning. San Diego : Harcourt Brace Jovanovitch.
Priscien. 2017. Grammaire Livre XVIII − Syntaxe, 2. Texte latin, traduction introduite et annotée par le groupe Ars Grammatica. Paris : Vrin (Histoire des doctrines de l’antiquité classique, 49). 553 p. ISBN 978-2-7116-2773-8.
Ecce libri… Quelle joie de voir arriver ce second volume achevant la traduction du diptyque que Priscien de Césarée avait consacré à la syntaxe !
Tandis que le précédent volume paru en 2010 avait porté à notre connaissance la première partie du fameux De constructione, c’est-à-dire le livre XVII de l’Ars grammatica de Priscien, ce second volet de près de 550 pages comprend à son tour l’intégralité du livre XVIII. Aboutissement des travaux du groupe Ars grammatica animé par Marc Baratin, il constitue une étape capitale dans le projet visant à traduire l’intégralité de la grande grammaire de Priscien, car pour la première fois ce texte fondateur reçoit enfin une traduction en une langue moderne. Il faut rappeler cependant qu’Axel Schönberger avait traduit en allemand le livre XVII qui était aussi paru en 2010 (Priscians Darstellung der lateinischen Syntax [I]: lateinischer Text und kommentierte deutsche Übersetzung des 17. Buches der Institutiones Grammaticae, Francfort : Valentia, 2010). Or, si la démarche de A. Schönberger est parfaitement acceptable (elle visait à fournir une ressource à des étudiants romanistes) et sa traduction tout à fait correcte, les travaux des traducteurs français revêtent une dimension bien plus large, car ils sont le fruit d’une pluralité d’expériences et de questionnements du fait d’un travail collectif mené par une équipe pluridisciplinaire (voir présentation p. 7) : plus que de simples traductions, ces volumes s’apparentent à de véritables commentaires érudits de l’œuvre du grammairien de Constantinople.
On sait que traditionnellement les grammairiens latins, à la suite de Donat, envisageaient les questions relatives à la construction des énoncés en fonction de la dualité vices et vertus, dont les points d’ancrage correspondaient aux figures stylistiques, entre usages communs et licences poétiques ; les entorses faites aux constructions usuelles étaient envisagées à l’aune de l’autorité des auteurs qui les produisaient. Avec Priscien, appuyé sur les grammairiens grecs, et particulièrement Apollonius Dyscole (et son Peri syntaxeos), la description de la langue latine atteint un degré de complétude jamais égalé auparavant, faisant de son Ars grammatica la grammaire latine la plus complète jamais écrite.
Le travail des traducteurs rend véritablement hommage à Priscien. Car la tâche était ardue : le livre XVIII est non seulement le plus long de l’Ars, mais il est aussi le plus complexe et seule la rencontre des plus grands spécialistes du monde francophone en matière de grammaire latine pouvait mener l’entreprise à son terme3.
Ce nouveau volume se conforme au plan des précédents (livres XIV à XVII parus entre 2010 et 2013), en ce sens qu’ils présentent tous le texte latin sur les pages paires et la traduction en regard (p. 77-505). Les traductions sont accompagnées de notes particulièrement précieuses, tandis que l’introduction (p. 11-75) situe brillamment l’œuvre tant dans son contexte de l’époque que dans celui des recherches actuelles sur Priscien.
Le « Priscien mineur », ainsi que les grammairiens à partir des xe-xie siècles désignaient le De constructione, c’est-à-dire les livres XVII et XVIII, est organisé en deux parties : l’une centrée sur la question des pronoms et de l’article (grec), l’autre, qui nous occupe ici, sur les deux parties du discours fondamentales selon l’approche stoïcienne, le nom et le verbe. En outre, ce livre XVIII est à son tour composé de deux parties, voire trois (p. 12-13), puisqu’une première série de chapitres est consacrée à la construction des noms, une seconde à celle des verbes, puis, après ce qui s’apparente à une brève conclusion (GL 3, 278.7-12 / traduction p. 249), figure un catalogue d’atticismes. Finalement, le volume fournit un ensemble de tables et d’index particulièrement utiles pour aborder et se diriger à travers cette partie fondamentale de la grammaire de Priscien (p. 507-549).
On ne peut qu’apprécier la rigueur et la clarté de l’ensemble, tant au niveau de l’introduction qu’à ceux de la traduction et des notes qui l’accompagnent. Il est vrai que Marc Baratin est un habitué de l’exercice consistant à traduire des textes grammaticaux ou apparentés, car déjà en compagnie de Fr. Desbordes, ils avaient produit un florilège de textes théoriques publié sous le titre L’analyse linguistique dans l’Antiquité classique. 1. Les théories (Paris, Klincksieck, 1981). Priscien venait clore l’ensemble (Texte 50, p. 249-250) avec un extrait du livre XVII (3, 207.7-202.1) et lorsque l’on compare la traduction d’alors, abrégée en plusieurs endroits, avec celle du groupe Ars grammatica (Livre XVII, 2010, p. 276-281), on peut aisément mesurer le chemin parcouru.
L’introduction est extrêmement précieuse en ce qu’elle présente de manière synthétique la démarche de Priscien : comment il a organisé cet ultime livre, les sources qu’il a sollicitées, tant grecques que latines. Ne pouvant évidemment pas traiter de l’intégralité des thématiques abordées par Priscien, les auteurs ont volontairement proposé des exemples de développement, comme celui particulièrement étoffé du subjonctif (p. 29-41). Autre point d’importance discuté dans l’introduction, le catalogue d’atticismes (p. 41-53), dont les 340 articles (notons que le découpage est différent par endroits de celui proposé dans l’édition de Michela Rosellini, Prisciani Caesariensis Ars liber XVIII, Pars altera 1 (Hildesheim : Weidmann, 2015)4.
En plusieurs endroits, l’introduction est capitale pour saisir la pensée de Priscien, car les traducteurs y ont disposé des explications qui ne reviendront pas par la suite. Un des exemples qui m’a particulièrement intéressé se trouve exposé au chapitre de la « Recherche d’une continuité entre grec et latin » (p. 53-57). Dans ce chapitre, il s’agit de démontrer la relation particulière dont témoigne Priscien entre grec et latin, qui vise non à montrer les différences entre les deux langues, mais au contraire à mettre en lumière les similitudes, sans toutefois dissimuler les divergences quand elles se présentent. Les traducteurs abordent alors la question des « traductions intermédiaires » visant à faire apparaître une construction propre à l’une ou l’autre langue en proposant une traduction littérale « laissant apparente la structure de la langue source au travers de la traduction de la langue cible » (p. 56). À cette occasion, ils abordent un point particulièrement important du point de vue de l’histoire des langues modernes : la distinction entre hiérarchie structurelle et ordre linéaire (p. 56 n. 2). Dans le langage technique de Priscien, celle-ci se manifeste par une distinction fondamentale entre ordo (position des mots les uns par rapport aux autres) et ordinatio (leurs relations hiérarchiques, logiques ou syntaxiques). Toutefois, cette question n’est pas autrement développée afin de garder le commentaire centré sur la démarche de Priscien appliquée à son catalogue de constructions parallèles. Constitué sous forme de lexique alphabétique à vocation pédagogique, ce catalogue dépasse la simple collection de parallélismes littéraux en positionnant la comparaison au niveau de la structure ; ainsi, disent-ils, « il s’agit de passer non pas d’une forme à une autre dans l’opération de traduction, mais d’une structure grammaticale à son correspondant » (p. 57).
L’introduction déroule tour à tour la question des exemples et leur nature (citation ou exemples forgés), l’évolution de la doctrine grammaticale restreinte à la question des « catégories verbales » (selon la classification ternaire de Priscien : mode, « genre » c’est-à-dire leur voix ou diathèse) et leur catégorie sémantique. Sur la transmission des modes, l’histoire de la grammaire latine montre l’abandon de l’optatif latin que les grammairiens de la Renaissance ont assimilé à une catégorie de subjonctif ; tandis que du genus, Priscien fait émerger la conception (nouvelle dans le cas du verbe) de significatio qui les unifie sous l’étiquette de la diathèse grecque.
Rappelons que Donat décrit sept accidents du verbe parmi lesquels figure le genus (ars mai. II.12, p. 632, 6-7 et p. 635, 5-637, 2 éd. Holtz, Paris, 1981), mais pas la significatio qu’il signale comme étant un équivalent de genus : « Les genres des verbes, qui sont appelés par d’autres les significations… » (genera uerborum, quae ab aliis significationes dicuntur). Ainsi Priscien ne fait que privilégier une terminologie qui n’est pas celle de Donat, quand il spécifie au chapitre « Construction des verbes avec les cas selon leur genre, autrement dit selon leur signification » (3, 267.6-10 ; traduction p. 219-220) :
Ainsi donc, puisqu’on a parlé de la construction des modes verbaux qui, sans se distinguer les uns des autres, se règlent en matière de cas sur ce que réclame le genre du verbe, c’est-à-dire sa signification, ce que les Grecs appellent sa diathesis, il faut examiner également ce dernier point avec la plus grande attention.
Les traducteurs commentent en notes que le genus touche à l’aspect formel, tandis que la significatio s’applique à la facette sémantique ; ils renvoient au passage introductif du chapitre De significatione du livre VIII (2, 373.10-12 Significatio uel genus, quod Graeci affectum uocant verbi, « la signification ou genre, que les Grecs appellent affect du verbe [= diathesis] ») et à la note 66 p. 101 commentant un passage du livre XVII (3, 123.14-15). Ces deux renvois judicieux montrent à quel point Priscien considère bien la diathèse comme une conception unifiant proprement ce double aspect de la tradition latine, tandis que le calque latin affectus ne renvoie qu’un sens partiel, difficilement applicable aux verbes actifs.
En outre, ajoutons que Donat ne signalait que cinq catégories, les verbes actifs, passifs, neutres, déponents et communs, quoiqu’il leur adjoignît une sixième catégorie fourre-tout regroupant tous les verbes ne répondant pas aux caractéristiques des cinq groupes « canoniques » (les inaequalia, les défectifs, les monosyllabes, les ambigus, certains verbes qui acceptent la composition ou pas). De son côté, Priscien répartit les verbes entre actifs, passifs, déponents, absolus, réfléchis (ou auto-passifs), ainsi que des ensembles d’exceptions (groupés soit selon les cas des compléments demandés, comme le datif, soit des catégories sémantiques particulières « aux accents varroniens », voir p. 233-235).
Le commentaire à propos de ce qui sous-tend la construction verbale (p. 63) est particulièrement pertinent, en rappelant l’importance du vocabulaire mis en avant par Priscien comme héritage repris et étendu par les grammairiens médiévaux et dès les carolingiens, notamment en ce qui concerne le suppositum. Il en va de même pour la classification selon des catégories sémantiques, en grande partie inspirées par Apollonius et Théodore de Gaza (p. 65), ces catégorisations ont influencé durablement la grammaire occidentale.
Finalement l’introduction s’achève sur la « présentation du texte latin » (p. 66-75), qui montre que les traducteurs n’ont pas accepté servilement le texte édité par Hertz, ou celui de Rosellini, en ce qui concerne le lexique d’atticismes (cf. p. 70-72, le relevé des modifications). Certes, il n’était pas possible de rééditer le texte de l’Ars, cependant – et en cela nous pouvons nous fier à l’expertise de Louis Holtz – le groupe Ars grammatica a adopté une lecture critique, n’hésitant pas à remettre en question les choix de M. Hertz. Tout ceci a été fait dans la plus grande transparence, puisque chaque modification a été signalée ; au lecteur d’en juger le bien fondé.
Le volume est complété par des index, dont les très utiles index 2, dédié à la terminologie grammaticale de Priscien, et 3, regroupant les « notions grammaticales » (en français).
Nous ne pouvons que nous réjouir de l’achèvement de la traduction du De constructione ; texte fondateur, sa difficulté est désormais surmontable, même aux non-latinistes, car il vient maintenant non seulement en traduction, mais surtout accompagné d’un commentaire fourni et passionnant grâce aux soins et aux compétences du groupe Ars grammatica.
Nous attendons avec impatience les prochaines livraisons : les livres consacrés aux participes et au pronoms (livres XI, XII et XIII) seront les prochains publiés, puis viendront ceux consacrés à la morphologie des deux parties essentielles du discours, le nom et le verbe, en commençant par ce dernier.
Franck Cinato
CNRS, HTL
Velmezova Ekaterina, dir. 2019. Un livre sur un livre : en relisant Structure et totalité de Patrick Sériot. Epistemologica et historiographica linguistica Lausannensia, 1. Lausanne & Moscou : Université de Lausanne & Индрик. 218 p. ISBN 978-5-91674-571-9. ISSN 2673-3315.
Avec ce volume dirigé par Ekaterina Velmezova, nos collègues de l’université de Lausanne inaugurent une nouvelle série qui vient enrichir la panoplie des revues consacrées à l’histoire et l’épistémologie du langage ; de fait, elle s’inscrit dans la continuité des Cahiers du CLSL (ancien ILSL5), qui ont publié de 1992 jusqu’à l’année passée plus de soixante numéraux linguistiques thématiques, le dernier en date ayant été dirigé en décembre 2019 par Sébastien Moret avec pour titre Interlinguistique et espéranto. Les publications du défunt CRECLECO (Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d’Europe centrale et orientale)6 y occupaient une place de choix. Avec cette nouvelle série, les Lausannois vont disposer d’une revue spécialisée dans l’histoire et l’épistémologie du langage et leurs travaux vont y gagner une visibilité accrue. On notera que le comité de rédaction fait appel à huit spécialistes bien connus, surtout russophones (Vladimir Alpatov, Boris Gasparov, Ljubov’ Kiseleva, Boris Uspenskij) et francophones (Sylvie Archaimbault, Roger Comtet, Christian Puech) et que les trois langues de travail retenues sont le russe, le français et l’anglais7. Ajoutons que le logo qui symbolise cette nouvelle revue, particulièrement élégant, nous fait découvrir les talents cachés de graphiste d’Ekaterina Velmezova.
Ce numéro 1 est organisé autour du 20e anniversaire de la sortie du livre de Patrick Sériot Structure et totalité paru en 1999 et qui a connu depuis plusieurs rééditions et traductions. Comme le précise Ekaterina Velmezova dans sa présentation (p. 11-18), l’idée a été que les contributeurs proposent des études se situant au croisement des idées-clés de Structure et totalité avec leurs propres thématiques de recherche. Le classement retenu pour ordonner les contributions est l’ordre alphabétique des noms des auteurs et nous nous y conformerons pour rendre compte des différentes contributions.
C’est logiquement Ekaterina Velmezova, de l’université de Lausanne qui nous propose tout d’abord une introduction détaillée en russe intitulée « Перечитывая Структурy и целостность » [En relisant Structure et totalité] (p. 11-18). Elle rappelle qu’un colloque restreint avait déjà préparé ce recueil et que de nombreux comptes rendus ont déjà été consacrés au texte de Patrick Sériot. Tous insistent sur l’originalité des thèses exprimées, tout en n’hésitant pas à les critiquer si besoin est ; pose problème, par exemple, le fait que l’on puisse comparer des théories qui n’ont apparemment rien à voir, comme l’eurasisme et le marrisme, même « comparer l’incomparable » participe de la méthode de Patrick Sériot. Mais tous s’accordent pour souligner le caractère novateur et stimulant de l’exposé, qui explique son succès. Suit une analyse de chacune des contributions au recueil qui n’est pas superflue, tant celui-ci est touffu avec ses 18 auteurs.
Natal’ja Avtonomova, de l’institut de Philosophie de l’Académie des sciences de Russie avait traduit en russe l’ouvrage de Patrick Sériot. Elle nous propose un texte russe intitulé « Сравнительная эпистемология Патрика Серио как ‘‘перспектива’’ » [L’épistémologie de Patrick Sériot comme « perspective »] (p. 19-25). Elle y montre que Patrick Sériot nous ouvre de futures perspectives de recherche extrêmement prometteuses en s’appuyant sur le legs du passé, depuis le formalisme russe et le cercle de Prague jusqu’à l’irruption du « structuralisme » dans le paysage français avec Canguilhem, Foucault, sans oublier ses prolongements en Europe centrale et orientale avec l’école sémiotique de Moscou-Tartu (Jurij Lotman) et les recherches menées en Pologne et Tchécoslovaquie.
Vladimir Alpatov, de l’institut de Linguistique de l’Académie des sciences de Russie, nous propose ensuite un texte intitulé « Зачем лингвисту теория ? » [Pourquoi les linguistes ont-ils besoin d’une théorie ?] (p. 27-34). Il s’appuie sur l’ouvrage de Patrick Sériot qui démontre que les thèses eurasistes de Trubeckoj et Jakobson s’inspirent en fait de la philosophie allemande du premier tiers du xixe siècle ; cela coïncide avec l’une des idées favorites d’Alpatov sur les « dissidents de l’indoeuropéisme » qui ont marqué le renouveau de la pensée linguistique au début du xxe siècle ; en réaction contre le positivisme et les néogrammairiens et leur culte du fait, qu’il s’agisse de la linguistique aréale, de l’eurasisme, du marrisme… ; dans ce conflit entre l’attachement aux données exactes et la théorie, les écoles linguistiques nouvelles s’appuient non pas sur celles qui les ont immédiatement précédées, mais sur les enseignements plus anciens, quitte à enjamber les périodes intermédiaires ; la thèse se vérifierait chez V. I. Abaev (1933), Rozalija Sor (1931) et jusque chez Chomsky dont les théories coïncideraient avec celles de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal. Et même si ces échos peuvent être implicites, ils sont absolument nécessaires pour fonder les nouvelles théories : « En cela la théorie est bien souvent un a priori qui ne se fonde pas sur les faits et peut même se révéler fantastique, mais c’est elle qui fournit les fondements. » (p. 31).
Natalia Bichurina, de Lausanne, dans « Le chercheur comme passeur de mondes : l’“air du lieu” dans la production du savoir linguistique », revient sur l’« air du lieu », l’un des concepts favoris de Patrick Sériot, qui le couple avec l’« air du temps » ; perdure ainsi l’enracinement local de la réflexion scientifique, en dépit de la mondialisation et de la multiplication des échanges : « Ce livre ouvre ainsi une voie de réflexion sur les relations complexes entre le lieu de production du savoir et le type de savoir produit. » (p. 39).
Roger Comtet, de l’université de Toulouse Jean Jaurès, développe dans « À propos de la phonologie dans Structure et totalité » (p. 43-54) le jugement émis par Patrick Sériot sur Jakobson phonologue ; celui-ci a été, en fait, avant tout, un phonéticien, ce qui s’expliquerait par sa formation à l’université de Moscou, sa participation à l’avant-garde poétique et artistique de l’époque et sa conception ontologique et eurasiste des faits de langue.
Sergej Čugunnikov, de l’université de Bourgogne, nous propose en russe « Скрытая история структурализма между “метафорой организма” и “точкой зрения” » [L’histoire invisible du structuralisme : entre « métaphore organique » et « point de vue »] (p. 55-72). Patrick Sériot suppose une opposition masquée dans le structuralisme russe entre la forme appréhendée comme organisation logique et comme expression d’un point de vue donné et, par ailleurs, entre forme et structure comme expression ; tout cela renverrait à l’héritage de la Naturphilosophie allemande et à son opposition entre formes mécaniques et organiques (classicisme/Lumières vs romantisme).
Irina Ivanova, de Lausanne, expose en russe l’une des thèses essentielles de l’ouvrage de Patrick Sériot qui est l’opposition « “Объект реалный – объект построенный” » [« Objet réel − objet construit »] (p. 73-78) ; cette problématique renvoie à Saussure et ne fut comprise ni par Baudouin de Courtenay ni par Jakobson, ce qui explique peut-être les réticences auxquelles devaient se heurter les thèses saussuriennes en Russie lors de la traduction du Cours de linguistique générale en russe.
Aleksandr Kozincev, de l’université de Saint-Pétersbourg, nous propose en russe une étude qui prend appui sur les réflexions de Trubeckoj consacrées aux langues indo-européennes : « Между Евразией и Ближним Востоком : анализ связей индоевропейской языковой семьи с помощью квазиареальной модели » [Entre l’Eurasie et le Proche-Orient : analyse des rapports de la famille linguistique indo-européenne à l’aide du modèle quasi-aréal] (p. 79-86) ; allant au-delà de l’hypothèse nostratique (qui s’appuie sur près de 1 000 morphèmes communs), il traite des liens de l’indo-européen avec d’autres langues en mettant à profit les nouveaux modèles d’investigation et en mettant en valeur les affinités avec les langues sémitiques qui représenteraient, en fait, un phénomène de contact.
L’article de Kaveli Kull, de l’université de Tartu (Estonie), rédigé en russe, est intitulé « Об универсалиях органической формы » [Sur les universaux de la forme organique] (p. 87-100). Il se réfère aux travaux de l’Américain Christoph Alexander sur l’architecture organique pour montrer que l’organicisme peut inspirer certains principes généraux de la sémiotique.
Dans « Sur le tournant visuel (eurasiste et en général) » (p. 101-106), Michail Maiatsky, de l’université de Lausanne, revient sur la thèse de Patrick Sériot selon laquelle l’eurasisme, loin d’être isolé, s’inscrit dans le paysage intellectuel européen de l’époque. L’exemple choisi est celui du « tournant visuel » des années 1910-1920, ce que Patrick Sériot appelle « une pédagogie du regard », lorsque des penseurs comme Heidegger ou John Dewey redécouvrirent l’importance de la visualité chez Platon.
Margarita Makarova, également de Lausanne, expose en russe « О “закрытости культур”... и “литературном билингвизме” » [Sur la « fermeture des cultures »… et le « bilinguisme littéraire »] (p. 107-115) ; la thèse de Trubeckoj qui voulait distinguer entre les cultures occidentale et non occidentale est contestée dans des études actuelles consacrées à des auteurs bilingues, telle celle de K. V. Baleevskix qui analyse l’œuvre de Makin.
Yuliya Mayilo, de Lausanne, nous propose « “Sur le problème ukrainien” : une discussion entre Nikolaj Trubeckoj et Dmytro Dorošenko » (p. 117-127). Daté de 1927, ce texte de Trubeckoj faisait écho à l’ukrainisation en cours en URSS ; à sa vision panrusse, basée sur les échanges mutuels entre les cultures russe et ukrainienne, s’oppose Dorošenko, historien et homme politique (1882-1951), qui privilégie l’ouverture, vers l’Europe, de l’Ukraine.
Roman Mnix, de l’université de Varsovie, s’exprime en russe dans « Структура, целостность, организм » [Structure, totalité, organisme] (p. 129-133) pour revoir les thèses de Patrick Sériot à travers l’école philologique de Donetsk liée à Mixail Moiseevič Giršman ; il conclut sur un court dialogue avec Patrick Sériot qui, une fois de plus, insiste sur le fait que les mots ne sont pas des choses (à rapprocher de Sériot 2010).
Sébastien Moret, de l’université de Lausanne, revient sur la comparaison selon Patrick Sériot : « Discours sur la langue, comparaison et anthropologie : en relisant Structure et totalité de P. Sériot » (p. 135-143). Disciple de Patrick Sériot, il montre tout ce qu’il lui doit dans ses propres recherches à travers Trubeckoj, Meillet et Staline : « Il faut comparer. Mais pas uniquement ce qui semble comparable. » (p. 137). Et l’analyse du discours sur la langue débouche en fait sur l’anthropologie générale, au-delà du cas particulier du monde de l’Europe orientale.
Laura Orazi, de l’université de Macerata, consacre son étude à une thématique ukrainienne : « Eurasianism, Marrism and Ukraine: an attempt to discuss some linguistic and cultural ideas through the common theme of Ukraine » (p. 145-165). C’est une contribution très bien documentée sur l’instauration du marrisme en Ukraine. L’exposé commence par reprendre certains points déjà évoqués dans l’article précédent de Yuliya Mayilo (p. 117-128), à savoir la controverse entre Trubeckoj et Dorošenko, pour insister ensuite, point très intéressant, sur la problématique ukrainienne vue à travers le prisme japhétique selon un certain V. M. Babak qui l’expose de manière définitive en 1936 ; sans surprise, on voit âprement critiquée la théorie normaniste (bourgeoise) des origines de l’État russe au profit de l’affirmation selon laquelle des groupes ethniques appelés Rus’ étaient jadis déjà présents sur le pourtour méditerranéen et dans le Caucase. Tout cela, alors que dans les années 1920 avait été mise en œuvre une politique d’indigénisation de l’ukrainien (initiée par Staline), va faciliter la critique du nationalisme de l’intelligentsia locale, la soviétisation de l’Académie des sciences d’Ukraine de 1929 à 1930 et finalement créer les conditions du retour au centralisme. À noter cependant que Babak, contrairement à Trubeckoj, plaçait l’ukrainien sur un pied d’égalité avec le russe.
Suit l’article très personnel de Claudia Stancati, de l’université de Calabre, intitulé « L’épistémologie de la linguistique entre localisation et généralité : ce que j’ai appris à partir de Structure et totalité » (p. 167-174). L’auteur met en relief des idées fondamentales de Patrick Sériot autour de l’opposition entre le structuralisme français, Saussure en particulier, et la théorie linguistique des Praguois, liée à l’eurasisme de Jakobson et Trubeckoj. Celle-ci prend des formes diverses ; c’est ainsi que les Praguois postulent un lien entre science et idéologie, le refus de l’individualisme occidental, de l’aléatoire, le téléologisme, l’antisystème. À la vision occidentale universaliste et individualiste de la science s’oppose donc une conception relativiste basée sur la clôture des cultures. Le grand mérite du livre de Patrick Sériot est donc de mettre en valeur la diversité et la complexité de l’épistémologie de la linguistique.
Anne-Gaëlle Toutain (université de Berne) nous propose ensuite « Structuralisme et organicisme : une analyse épistémologique » (p. 175-190). Elle constate l’incapacité du structuralisme à fournir une représentation satisfaisante des données diachroniques et va interroger sur ce sujet quatre grands linguistes structuralistes : Louis Hjelmslev, Roman Jakobson, André Martinet et Émile Benveniste ; elle oppose chez eux la structure comme ensemble d’entités positives, au système basé sur des valeurs d’opposition, conférant ainsi au signifiant un rôle important dans le changement. Cela fait que la représentation de la diachronie dans la langue chez les linguistes envisagés est teintée d’organicisme, en contradiction avec les thèses de Patrick Sériot qui opposent organicisme et structuralisme.
Ekaterina Velmezova, de l’université de Lausanne, coordinatrice par ailleurs de ce recueil, intitule sa contribution « Another biosemiotics? » (p. 191-202). Elle s’attache à montrer l’importance de la pensée de Lev Semenovič Berg (1876-1950), biologiste et géographe, auteur du livre fondateur La nomogenèse, ou l’évolution basée sur les régularités paru en 1922, sur les théories de Nikolaj Marr et de Roman Jakobson comme eurasiste et praguois ; on retrouve, chez eux, effectivement, les idées de Berg qui s’opposait au darwinisme : convergence et non divergence dans l’évolution des langues, importance de l’hybridation dans les contacts de langues, vision téléologique. Les savants russes de la première moitié du xixe siècle ont ainsi dépassé le cadre de leurs disciplines pour aboutir à une approche globale, holistique des faits de langue, annonçant de ce fait la sémiologie telle qu’elle sera illustrée par l’école de Moscou-Tartu.
Dar’ja Zalesskaja nous propose pour terminer un texte rédigé en russe non dépourvu de touches malicieuses : « Русский язык... вне прогресса ? Русская послереволюционная эмиграция о русском языке » [Le russe… en dehors du progrès ? L’émigration russe post-révolutionnaire à propos de la langue russe] (p. 203-218). L’auteur rappelle le refus des émigrés de reconnaître le nouveau pouvoir des soviets, ce qui entraînait une opposition au progrès en général, un antimodernisme qu’on retrouve chez Trubeckoj. L’exemple choisi pour illustrer la thèse est celui de l’enseignement du russe en France et des manuels utilisés dans les années 1920-1960 (y compris l’Assimil de russe de 1948 à 1971) ; tout était orienté vers la civilisation d’avant 1917, la langue écrite, la littérature classique, le refus de la nouvelle orthographe. En parallèle, le russe était présenté comme une langue archaïque (selon le modèle prestigieux gréco-latin ?), y compris chez des linguistes chevronnés ! L’éclairage est saisissant sur un monde clos, un peu hors sol, qui recélait pourtant de grandes richesses méconnues alors par la société française.
Au terme de cette revue, on ne peut que souligner l’extrême richesse de ce recueil regroupant 19 contributions ; la plupart des auteurs se sont inspirés de tel ou tel point de Structure et totalité pour en souligner la richesse et la fécondité, mais d’autres ont présenté des textes originaux, sans lien apparent avec l’ouvrage de Patrick Sériot ; le recueil représente donc en fait un nouveau volume d’hommage, foisonnant, qui prend la suite de l’ouvrage publié en 2019 (Moret & La Fortelle 2019). C’est une ouverture de plus sur le monde linguistique et culturel de l’Europe centrale et orientale, domaine d’élection de Patrick Sériot, monde encore si peu connu en Occident. Nombreux parmi les contributeurs ont été formés auprès de celui-ci, à l’université de Lausanne, ce qui pourrait être l’amorce d’une future école de linguistique constituée. Souhaitons donc à cette nouvelle revue un franc succès et un bel avenir.
Roger Comtet
Université de Toulouse Jean Jaurès, LLA CRÉATIS
Bibliographie
Sériot, Patrick. 2012 [1999] : Structure et totalité : les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale. Limoges : Lambert-Lucas.
— 2010. Les langues ne sont pas des choses. Paris : Pétra.
Moret, Sébastien & Anastasia de La Fortelle, dir. 2019. Histoires des linguistiques, histoires des idées. Mélanges offerts à Patrick Sériot (Studia Slavica Lausannensia). Moscou : OGI.
Moret Sébastien & Anastasia de La Fortelle, dir. 2019. Histoire des linguistiques, histoire des idées. Mélanges offerts à Patrick Sériot = История лингвис- тики, история идей. Фестшрифт в честь Патрика Серио (Studia Slavica Lausannensia). Moscou : OGI. ISBN 978-5-94282-839-4.
Le recueil d’hommage à Patrick Sériot, dirigé par Sébastien Moret et Anastasia de La Fortelle (section de Langues et civilisations slaves, université de Lausanne – UNIL SLAS), regroupe 24 articles rédigés par ses disciples et collègues de différents pays. Les contributions, en français, en russe et en anglais, proviennent de Suisse, France, Russie, Italie, Géorgie, République tchèque et Slovénie.
Professeur ordinaire de linguistique slave à l’université de Lausanne de 1987 à 2014, P. Sériot a fêté ses 70 ans en 2019. Les thèmes et ancrages disciplinaires des articles qui lui sont dédiés sont aussi divers que ses centres d’intérêt : l’épistémologie comparée de la linguistique et la théorie de la connaissance, la philosophie du langage, l’analyse du discours, la théorie du signe… Cependant, malgré le caractère éclectique de ce recueil, propre au genre des mélanges, on y trouve une cohérence interne convaincante qui doit s’expliquer par le fait que P. Sériot a su établir une véritable école dont émane un nombre important des articles, tandis que d’autres sont le fruit des collaborations et des rencontres régulières qu’il a organisées pendant des années, permettant un dialogue réel et productif entre les chercheurs des différents pays.
Dans ses travaux, ainsi que dans ses cours, P. Sériot insistait sur l’idée qu’un chercheur devrait être un « passeur de mondes » (Sériot 2012 [1999] : 18). Parmi les manifestations de cette mission de passeur, il y a le Centre de recherches en épistémologie comparée de la linguistique de l’Europe centrale et orientale (CRECLECO) qu’il a fondé à Lausanne et ses traductions du russe vers le français de chercheurs comme Vološinov, Troubetzkoy et Potebnja, que S. Moret et A. de La Fortelle rappellent dans leur présentation de ces mélanges. C’est aussi un thème majeur qui traverse en fil conducteur l’ensemble des contributions, malgré la diversité des approches disciplinaires et des sujets traités. Une partie importante des articles concerne le dialogue entre les cultures scientifiques et le cheminement des idées qui se modifient selon les circonstances de leur réception. Simultanément, ce recueil en lui-même contribue à cette tâche de passeur : les visions des sujets traités, les méthodes et même la manière d’écrire et de structurer les articles varient selon les façons de « faire de la science » dans tel ou tel pays. Cela ajoute, à la dimension interdisciplinaire du recueil, une dimension interculturelle, comme une invitation à franchir les limites des a priori d’une seule tradition académique.
Dans ce compte rendu, les contributions seront regroupées selon certaines thématiques communes qui émergent de ma lecture, plutôt que selon l’ordre dans lequel elles apparaissent dans le recueil.
Le recueil s’ouvre par l’article, en russe, de Natalia Avtonomova, de l’institut de Philosophie de l’Académie des sciences de Russie (Moscou), qui a été, par ailleurs, la traductrice russe du livre de Sériot (2012 [1999]). Au début de son article, Avtonomova évoque les premiers contacts entre l’URSS et la France après la Guerre froide et la conférence qui s’est tenue à Paris en 1986 qui a permis de réunir, pour la première fois, des linguistes, philosophes, psychologues et historiens des sciences des deux pays (dont Sériot et Avtonomova). Elle se penche ensuite sur la façon dont Lotman considérait Jakobson, décrit comme un « romantique en science », description qu’Avtonomova considère aussi juste pour P. Sériot. Ce romantisme est lié, semble-t-il, à une idée d’interdisciplinarité : dans le cas de Jakobson, non seulement en science, mais aussi entre la science, comme la linguistique, et l’art, comme la poésie. C’est de cette dernière, et notamment de l’éthique de renversement des idoles propre au cercle des jeunes futuristes, que provient, selon Lotman, l’« esprit rebelle » de Jakobson : « il a toujours été et resta un rebelle de la science, celui qui excite, sème la confusion, ne laisse pas s’installer dans le confort des idées familières et appropriées, et traîne dans la steppe, dans la tempête des pensées et hypothèses nouvelles, étonnantes et inhabituelles » (p. 16). À travers la présentation de ces trois chercheurs, la contribution d’Avtonomova se lit comme un vrai éloge inspirant à la création scientifique. Ensuite, Avtonomova explore plus particulièrement la notion d’acte communicatif et les problèmes de l’intraduisible. Tandis que Jakobson rejette « le dogme de l’intraduisibilité », Lotman propose la conception de ce qu’Avtonomova appelle « l’intraduisibilité productive » : l’« intraduisible » n’est plus un (faux) obstacle à la communication, mais un mécanisme productif qui permet de mettre en lumière les particularités de chaque culture et enrichit la communication. Avtonomova rapproche cette idée de l’héritage scientifique de P. Sériot, et notamment de sa traduction (avec Inna Tylkowski-Ageeva) et présentation critique de Vološinov (2010).
La contribution, en russe, de Vladimir Alpatov, de l’institut de Linguistique de l’Académie des sciences de Russie, continue le thème du dialogue entre la linguistique soviétique et la science dite « occidentale » ou « étrangère ». Malgré l’apparente critique de cette dernière en URSS et la Guerre froide, depuis la seconde moitié des années 1950, la linguistique structurale « occidentale » fait son chemin en URSS (avant cette date seuls quelques articles sporadiques ont été traduits en russe et l’accès des chercheurs aux travaux étrangers originaux était limité). D’une manière intéressante pour tout cheminement des idées linguistiques, Alpatov démontre comment ce qu’il appelle la « mathématisation » de la linguistique qui commence dans les années 1960 en URSS est, d’un côté, une conséquence de cette rencontre des idées « occidentales », mais, de l’autre, le sol fertile avait déjà été préparée par des nécessités locales : la fascination générale pour la physique et les sciences exactes, les progrès dans l’étude de l’atome et de l’espace. La description formaliste de la langue (surtout de la sémantique et de la syntaxe) est légitimée alors par les nécessités du développement de la linguistique appliquée, et, notamment, la traduction automatique : l’analyse commence à se centrer sur le passage sens ↔ texte, sans étudier d’autres aspects de la production linguistique ou d’autres fonctions de la langue. Ce ne sera que dès le début des années 1980 que la langue et l’activité langagière commenceront à être considérées comme un phénomène plus complexe, ce qui mènera au rapprochement des autres sciences de l’homme, mais, selon Alpatov, aux dépens du degré de la rigueur scientifique.
La contribution de Tinatin Bolkvadze, de l’université de Tbilisi, en anglais, est la réimpression de son introduction à sa traduction géorgienne du livre de P. Sériot. Bolkvadze montre comment la naissance de la phonologie résulte d’enjeux de type socio-politique liés notamment à l’idée élaborée par le géographe Petr Savitsky et les linguistes Troubetzkoy et Jakobson d’un espace eurasien qui comprendrait l’ensemble du territoire de l’ex-Empire russe. C’est en essayant de fournir une démonstration minutieuse à cette théorie assez fantaisiste que ces chercheurs ont fini par établir une nouvelle science, la phonologie : ou, en empruntant la métaphore de Sériot, en cherchant l’Inde ils ont découvert l’Amérique. Cette contribution, ainsi que le livre de Sériot auquel elle est liée, nous montrent une « science au service de la géopolitique » ; cependant, quoique dictées par des enjeux éminemment extralinguistiques (et extrascientifiques), les études de Troubetzkoy et Jakobson n’ont pas moins servi à instaurer la plus précise des disciplines linguistiques, la phonologie.
Sébastien Moret, de l’université de Lausanne, explore la correspondance entre le linguiste soviétique Marr et le français Meillet pendant le premier quart du xxe siècle : au moment où la linguistique est en train de s’instaurer en tant que discipline scientifique en France et en URSS. En se basant sur des lettres inédites de Meillet à Marr trouvées dans les archives de l’Académie des sciences à Saint-Pétersbourg et retranscrites par Patrick Sériot, Moret dévoile un dialogue intense entre les chercheurs pendant l’époque tsariste, mais aussi pendant l’époque soviétique, au-delà des différences idéologiques. Simultanément, l’analyse des comptes rendus faits par Meillet des travaux de Marr démontre les points de désaccord entre les deux savants, mais aussi leurs visions différentes de la linguistique telle qu’elle devrait être selon ces deux écoles de pensée. Marr est qualifié d’« aventurier de la linguistique » par Meillet (ajoutons que Marr finira par être considéré de la même manière par la science soviétique, après en avoir été le chercheur le plus en vue) : il est critiqué pour ne pas suivre la méthode rigoureuse adoptée par les autres chercheurs spécialistes de la grammaire comparée des langues indo-européennes et, en général, pour ne pas faire comme « tout le monde », y compris en ce qui concerne le système de transcription ou le principe lexicographique des dictionnaires. Par la suite, Meillet ne tolère pas non plus le « [m]élange singulier de propagande soviétique et d’affirmations linguistiques » (p. 381) qu’il considère trouver dans certains travaux de Marr et affirme que la science devrait être en dehors de la politique. Il émerge de ces critiques une vision d’une science pure, déliée des préoccupations sociopolitiques et produite par un travail collectif de chercheurs. Une vision idéale, comme Moret le précise, puisque « …Meillet, lui aussi, notamment dans le contexte de réorganisation de l’Europe après la Première guerre mondiale, introduisit un peu de politique dans certains de ses propos linguistiques » (p. 382).
Les études de Marr sont aussi au centre de l’analyse d’Ekaterina Velmezova, également de l’université de Lausanne, qui discute le traitement du cas de l’estonien par le linguiste marxiste. Notamment, selon une vision où la parenté des langues est mise de côté au profit des contacts et des conditions de vie socio-économiques, Marr affirme avoir trouvé une parenté entre l’estonien et des langues aussi éloignées (en termes de parenté) que l’arménien, le géorgien ou le basque. Ces exemples lui servent notamment à illustrer ses lois sémantiques.
L’article d’Elena Simonato, de l’université de Lausanne, poursuit le thème du dialogue entre les linguistes soviétiques et occidentaux, en s’intéressant à la réception du Cours de linguistique générale de Saussure en URSS, ouvrage déjà connu dans l’union une décennie avant 1933, date de sa parution soviétique officielle. E. Simonato explore le contexte des années 1920 et 1930, où des chercheurs tels que Polivanov et Jakovlev développent l’approche qu’ils nomment « socio-linguistique » (социально-лингвистический) ou « linguistique sociale » (социальная лингвистика), ou encore, en particulier, « phonologie sociale » (социальная фонология), terme utilisé par Strelkov. Développant les idées de Baudouin de Courtenay et de Ščerba, ils aspirent à élaborer une phonologie appliquée qui pourrait notamment leur servir pour ce qu’ils appellent « l’édification linguistique » des langues turques. Dans ce contexte, tout en saluant une approche moins biologique et plus sociale de la langue chez Saussure, ils critiquent chez lui un « sociologisme abstrait » (p. 404). Par ailleurs, la critique principale concerne l’absence d’une conception claire du phonème : ce qui leur aurait permis d’élaborer des alphabets de type phonologique. Simonato suggère en guise de conclusion qu’une synthèse entre les deux approches a été accomplie par l’école de Troubetzkoy.
Ces contributions concernant le dialogue entre différentes traditions linguistiques nationales révèlent encore une fois la pluralité des vues de ce que sont la langue et la linguistique. En outre, elles démontrent davantage comment le développement des idées linguistiques est conditionné par les contextes socio-politiques de leur émergence et réception.
Une série d’articles est dédiée à l’héritage de Bakhtine. Ljudmila Gogotišvili (1954-2018), de Moscou, dans son article en russe propose un survol critique des différentes interprétations du terme de « polyphonie » de Bakhtine, ainsi que des notions apparentées de « dialogisme » et de « double voix ». Elle fait également une comparaison entre le terme de « parole à double voix » (двуголосое слово) de Bakhtine et l’analyse de discours par P. Sériot. Ainsi, dans les deux cas, il s’agit de discerner plusieurs voix dans un extrait qui formellement n’a pas les traits d’un dialogue ou de parole rapportée. Cependant, pour Bakhtine c’est la voix de l’auteur de l’énoncé qui domine (par exemple, dans l’ironie) ; tandis que dans la théorie du discours telle que proposée par Sériot pour l’analyse du discours soviétique, c’est le présupposé, le discours de l’autre invisible qui domine. L. Gogotišvili convient que ces deux options sont complémentaires. Quant à la polyphonie, selon son interprétation de Bakhtine, c’est un type de situation où différentes voix se trouvent en alternance dans la position dominante.
Sergueï Zenkin, affilié à Moscou et Saint-Pétersbourg, explore, dans son article en russe, la réception des travaux des philologues russes par Roland Barthes. Par « philologie », il comprend les études de linguistique et littérature, comme ce terme est généralement utilisé en russe. Ce survol comprend « Le marxisme et les questions de linguistique » par Staline dont Barthes critique la notion de « langue du peuple tout entier » (общенародный язык), qui laisse supposer qu’il existerait une langue en dehors de l’idéologie et permet de naturaliser ainsi la réalité sociale ; la phonologie de Troubetzkoy qui lui a servi de base pour ses Éléments de sémiologie ; Jakobson, la référence la plus importante pour Barthes, notamment pour ce qui concerne la poétique comme nouvelle branche d’études, permettant d’introduire la linguistique dans les études littéraires ; le formalisme de Propp et encore Bakhtine. Ce dernier cas est le plus éclairant pour ce qui est de l’histoire des idées : Barthes cite Bakhtine avant que ses travaux n’aient été publiés en français ; Zenkin démontre comment la connaissance des idées de Bakhtine à travers une lecture très particulière de Kristeva (qui confond notamment dialogisme et intertextualité), et une réinterprétation ultérieure de Barthes mènent à des idées tout à fait différentes « en Occident » et en « Orient ».
Cette dernière piste de réflexion est poursuivie dans la contribution de Bénédicte Vauthier, de l’université de Berne, qui analyse la réception française des travaux du « cercle de Bakhtine » (Bakhtine, Vološinov, Medvedev). En se basant, en particulier, sur l’expérience de sa propre édition de la traduction française de l’œuvre de Medvedev, B. Vauthier critique la vision d’un auteur univoque et les limites « de toute conception auctoriale centrée sur le seul émetteur » (p. 507). Elle illustre comment, d’un côté, le résultat porte l’empreinte de plusieurs « passeurs » (traducteur, éditeur, révisions pré- et post-éditoriales, etc.) et, de l’autre, comment le temps (et le lieu) de réception peut laisser une empreinte plus forte que le contexte de production. Quelque peu en polémique avec Sériot qui prône la nécessité de comprendre le contexte de production d’un texte, Vauthier suggère que, délié de ce contexte, les écrits reçoivent des significations nouvelles et peuvent nous apprendre des choses non sur eux-mêmes, mais sur nous-mêmes.
Quelques contributions suivent le chemin des « passeurs » entre les mondes russe et occidental, tracé par Sériot, en présentant les travaux de chercheurs russes peu connus dans la science occidentale. Dans la contribution de Roger Comtet, de l’université de Toulouse Jean Jaurès, nous découvrons des chapitres de l’histoire de l’émergence de la phonétique et de la phonologie en Russie. R. Comtet se penche sur les travaux de Vasilij Bogorodickij, qui a fait partie du « cercle de Kazan », fondé par Baudouin de Courtenay dans les années 1870-1880. Nous retrouvons ainsi deux figures : Baudouin de Courtenay, qui avait établi, en collaboration avec Kruszewski, les fondements de la phonologie moderne, et Bogorodickij, qui est le fondateur du premier laboratoire de phonétique expérimentale au monde en 1895. Comtet s’interroge sur l’influence de Baudouin de Courtenay sur Bogorodickij et montre comment, outre les travaux expérimentaux connus de Bogorodickij, l’opposition entre la phonétique générale et la phonétique d’une langue particulière est présente dans ses travaux. Bogorodickij poursuit également les études sur les « mélanges de langues » initiées à Kazan par Baudouin de Courtenay (la région de Kazan était alors peuplée en majorité de Tatars et de colonies allemandes). Il élabore une typologie des langues indépendante des liens de parenté et basée sur des traits phonétiques contrastifs ; il parle de systèmes de sons, de traits différentiels, et ainsi, il se trouve, selon Comtet, « à la frontière de la phonologie », même si la différence qui l’intéresse reste du côté physique du son.
Cette direction de recherche est prolongée plus loin par Maryse Dennes, de l’université de Bordeaux, dont le travail s’inscrit, comme elle le note, « dans la ligne constituant à réhabiliter les œuvres des grands penseurs, philosophes et scientifiques russes en leur donnant la place qui leur revient dans le développement des sciences en Europe » (p. 171). Elle analyse l’héritage d’Alexeï Losev et ses travaux sur la « mythologie absolue » dans les années 1910-1920. Fidèle à sa démarche, elle insère en notes de bas de page de longues traductions des œuvres de Losev inédites en français. Par ailleurs, elle insiste sur l’importance d’une étude comparée de l’ensemble des textes d’un chercheur pour comprendre son propos véritable et ce qui n’a pas pu être dit à cause de la censure dans des circonstances historiques particulières : un rappel nécessaire pour toute recherche sur les auteurs soviétiques et sur l’histoire des idées en général. Irina Ivanova, de Lausanne, propose une contribution sur Šaxmatov pour illustrer le passage de l’approche historico-culturelle vers l’approche sociologique dans la linguistique russe au début du xxe siècle et l’apparition de la « dialectologie sociale ». Inna Tylkowski, également de Lausanne, explore les apports de la phénoménologie husserlienne à la philosophie du mot de Gustav Špet et la linguistique théorique de Rozalija Šor dans l’URSS des années 1920. Donatella Ferrari Bravo, de l’université de Pise, propose sa lecture des travaux de Pavel Florensky : un penseur qui liait, d’une manière originale, les études de physique avec les études métaphysiques et la religion, ainsi que les études linguistiques, la langue réunissant les deux aspects qui l’intéressent, le physique du son et l’abstrait du sens.
Enfin, d’autres contributions concernent des études variées. Yuri Kleiner, de Saint-Pétersbourg, dans son article en anglais, discute l’histoire de la linguistique et sa raison d’être en tant que domaine d’étude, ainsi que celle de la linguistique en tant que science. Son questionnement prend pour point de départ la citation du linguiste pétersbourgeois Kasevich, selon qui « A true science has no history » (p. 291). Ainsi, un mathématicien n’a pas besoin de connaître les conditions historiques de la vie de Pythagore pour utiliser son théorème. Qu’en est-il de la linguistique ? Selon Kleiner, certaines sciences ont connu des révisions et Pythagore se trouve en synchronie avec Fermat, parce que tous les deux font partie du système actuel ; tandis qu’en linguistique il n’y a jamais eu de révision et bien que son objet soit vu comme un système (ce qui rapproche la linguistique d’autres sciences), les études disparates des différents niveaux de ce système, ou de leurs différents aspects, s’accumulent et parfois se contredisent, permettant au chercheur de choisir le point de vue qui lui convient. La contribution de Kleiner, avec plusieurs exemples tirés de domaines du savoir et d’époques divers, est une invitation audacieuse adressée aux historiens de la linguistique de « nettoyer » la linguistique tout en contribuant ainsi à la fin de leur propre domaine.
La contribution de Jean-Baptiste Blanc, de Lausanne, touche à la question épineuse de la distinction entre langue et dialecte en partant du cas du turc. À la vision officielle turque, selon laquelle il existerait une seule langue turque avec certaines variétés de différents niveaux (les langues écrites instaurées par l’URSS sont alors vues comme artificielles), s’oppose la vision dominante en dehors de la Turquie, selon laquelle le turc de Turquie serait une langue turque (ou turcique) parmi d’autres. J.-B. Blanc analyse les travaux du linguiste turc Talat Tekin qui, dans les années 1970, a défendu cette dernière vision en Turquie en avançant différents arguments : certaines langues écrites existaient bien avant l’instauration des standards par le pouvoir soviétique ; il n’y a pas d’intercompréhension, comme démontré sur l’exemple des textes écrits (à défaut d’avoir accès aux locuteurs de toutes les variétés pour les données orales).
Andreï Dobritsyn, aussi de l’université de Lausanne, explore la métaphore saussurienne du jeu d’échecs, avec une étude sur l’histoire de cette métaphore en Europe dès le xiiie siècle et les principales connotations qui y étaient liées, dont la connotation de fonctionnalité (la valeur de l’élément est déterminée par le service qu’il rend, chez Saussure comme chez Lessing). Patrick Flack, affilié à Prague et Genève, étudie le Festschrift à Tomáč Masaryk, paru en 1930. Selon P. Flack, avec sa pluralité de voix, y compris de chercheurs qui n’étaient pas personnellement en contact avec Masaryk, ce volume témoigne du contexte intellectuel complexe à Prague et en Europe, ainsi que des réseaux intellectuels de l’époque, et en particulier, de la diversité des réponses au positivisme. Léonid Heller, de l’université de Lausanne, analyse l’œuvre de Tchekhov et ses rapports avec le réalisme socialiste. Anastasia de La Fortelle pose la question de savoir si les études sur la littérature actuelle appartiennent au domaine de l’analyse littéraire et propose son analyse de la littérature post-soviétique, en traçant en conclusion un schéma de l’évolution littéraire où l’on constate, malgré l’apparente rupture avec la tradition dans les années 1990, une dynamique de continuité. Morteza Mahmoudian, de Lausanne, réfléchit sur les liens entre la structure linguistique et la structure neuronale.
Les contributions de Mladen Uhlik, de l’université de Ljubljana, et Michail Maiatsky, de Lausanne, concernent les constructions grammaticales impersonnelles : la construction slovène « trebaje » (‘il faut’), comparée à d’autres langues slaves, pour le premier, et les syntagmes binominaux du type N1N2g (g signifie le génitif), pour le second, dans les sphères politique, technique et poétique, comparés aux syntagmes de structure [dét.]+N1+de+[dét.]+N2 en français.
Andrée Tabouret-Keller, de l’université de Strasbourg, quant à elle, a voulu « témoigner des difficultés de notre temps plutôt que d’écrire un papier classique » (p. 418). Elle analyse les visions des migrants et de leurs langues dans différents types de discours omniprésents aujourd’hui. Curieusement, elle distingue ces discours par les modalités de leur réception : lecture, écoute et participation. Après avoir tracé l’origine de l’apparition des études dites interculturelles aux enjeux des années 1970 et le souci de faire valoir les droits linguistiques comme des droits humains fondamentaux, la contribution est basée sur la lecture d’un dossier scientifique (« Éducation à la diversité et langues immigrées », Migrations Société, 2015), sur les interventions entendues lors d’un symposium du Conseil de l’Europe dédié à l’intégration linguistique des migrants adultes (2016), ainsi que sur les témoignages personnels et la connaissance de la vie associative à Strasbourg. Ainsi, cette contribution se veut une tentative de comprendre la multitude et l’hétérogénéité des informations actuelles, avec comme conclusion : « À chacun de se faire une conviction, de préciser si et comment il peut intervenir dans cette histoire, d’éclairer ce qu’il peut savoir, penser et mettre en mots » (p. 432), ce qui implique, comme posture scientifique, une position active de chercheur.e dans les processus sociaux contemporains.
Rassemblés dans un ouvrage pluridisciplinaire et plurilingue, ces nombreuses contributions issues de traditions scientifiques nationales différentes, avec leur richesse d’études de cas, nous invitent à une compréhension complexe de l’évolution des idées linguistiques et de l’histoire du savoir.
Natalia Bichurina
Université de Lausanne
Bibliographie
Sériot Patrick. 2012 [1999]. Structure et totalité : les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale. Limoges : Lambert-Lucas.
Vološinov V. N. 2010. Marxisme et philosophie du langage. Les problèmes fondamentaux de la méthode sociologique dans la science du langage. Nlle éd. bilingue trad. par Patrick Sériot et Inna Tylkowski-Ageeva, préface de Patrick Sériot. Limoges : Lambert-Lucas.
Van Breugel Seino. 2019. Atong Texts: Glossed, Translated and Annotated Narratives in a Tibeto-Burman Language of Meghalaya, Northeast India. Leiden & Boston: Brill (Brill’s Studies in South and Southwest Asian Languages, 12). 582 p. ISBN 978-90-04-37191-0.
This presentation of 37 glossed, translated and annotated texts is based on field recordings made by van Breugel from 2004 to 2007, while he was a PhD student at LaTrobe University. They are presented here in a distinct volume which completes the trio made up of the previously published dictionary (2009, rev. 2015) and grammar (2014) of the endangered language Atong, which van Breugel is the first linguist to document. Atong is a Tibeto-Burman language of Northeast India and Bangladesh, classified by Burling as belonging to the Bodo-Garo branch. It has 4,600 speakers in India, although there is no official count available for either Bangladesh or India, given that Atong is not considered an official language in either country. The variety described here is spoken in Meghalaya (Northeast India).
The 582-page book is structured in three main parts: preliminary material, made up of an introduction, followed by short chapters on the methodology behind text collection, Atong orthography, the presentation of the texts, and glossing. These introductory chapters are followed by the main content of the book, namely the glossed, translated and annotated texts, each of which is accompanied by metadata, including, for most texts, a photo of the teller and considerable analytical material. The analysis that serves as an introduction to each text contains consistent categories: type of text, setting, point of view, cultural background information, themes, characters, plot, and occasionally even a moral. Tables 1 and 2 present a summary of the metadata for the texts and their speakers (with approximate ages, as these were often not known by the speakers themselves). The section presenting the texts is followed by an appendix of 40-odd photos, with descriptive captions, providing additional contextualization on the language, its speakers and their physical environment. The book is accompanied by a number of indices, some of which can be considered part of the analytical apparatus provided by the volume. They include: a linguistic index enabling the reader to look up a number of linguistic notions and formatives, either by gloss, linguistic term, or transcribed formative. As a result, this index functions somewhat like the table of contents for a sketch grammar, listing the linguistic concepts that are found in the Atong materials. Readers are referred to the author’s 2014 grammar for definitions and additional explanations; a literary index, which lists topics related to the narrative content of the texts, such as character traits, ways of dying, situations that narrators find themselves in. This is based on the analyses that introduce each of the texts, and the index is certain to be a useful tool for comparative ethnographic research. Other indices are the list of authors, a list of Atong lexical items, and a list of English words found in the texts. It is somewhat unfortunate that the Atong and English indices were not combined, as they may have served as a glossary, useful for readers not in possession of van Breugel’s 2009 dictionary.
While the recordings associated with the texts are not available through an oral archive, as is nowadays standard practice, enabling others to compare the sound files with the transcriptions, van Breugel states that he plans to deposit them in either ELAR or PARADISEC, two well-known oral archives for linguistic materials, at a later date. One of the appealing features of this volume, in addition to the rich narrative materials presented, is the insight that the preliminary materials allow us into the author’s process of collecting and curating narrative materials on an endangered and previously unwritten language. We learn, for example, specifics of the data collection methodology practiced in the early 2000’s at the Research Centre for Linguistic Typology, led by R.W.M. Dixon and A.Y. Aikhenvald and based at Latrobe University at the time, down to the models of recorder and microphone that were used.
The author raises a number of questions of significant methodological interest in the annotation (in the wider sense of providing an oral text with a transcription, gloss and translation) of material: Van Breugel helpfully provides his definition of annotation (“any further observations [in addition to glosses and translations] are made in footnotes, also called annotations”, p. 20), especially as the term ‘annotation’ is sometimes used in documentary linguistics to refer to the process of providing glosses and translations for material (see eg. The Handbook of Linguistic Annotation, Ide, Nancy, Pustejovsky, James, eds, 2017), rather than notes on the data. Van Breugel devotes a (short) chapter to changes to glosses from his 2014 grammar to the present volume, reflecting the author’s growing understanding of Atong. This is a useful and somewhat rare glimpse into the realities of curating narrative materials on endangered languages, ungoverned by any standardized orthography, and of adapting one’s annotation as one’s analysis evolves. Additionally, the author details some modifications made to standard annotation practices in order to indicate additional features of the material: among them, an extra tier to signal the language, when code switching occurs, and a tier to provide a lexical gloss for a compound, when its component formatives do not have transparent semantics.
On the question of the free translations that accompany the texts, van Breugel provides an explicit example (p. 21) of a sentence of transcribed and glossed data which can be translated in three different ways. He explains how the narrative co ntext ultimately leads him to one of the options (he does not mention that it would also have been possible, and perhaps even tempting, to provide a translation more literal in nature in order to attempt to convey the morphosyntax of the sentence in question, especially as the texts are published separately from the grammar), revealing just how complex the task of annotating oral material can be. As with comments about transcribing and glossing, this allows us insight into the process of handling materials such as these, and shows interesting self-awareness about the importance of decisions that have potential implications for linguistic analysis and use of the material by other scholars, given the unique nature of the data.
One feature of the interlinearization which stands out is the unusual spacing of the material in the transcription and glossing tiers: every formative (not only clitics but also suffixes) is written as a distinct entity. An illustrative example is provided below, from Text 6, Sentence 8.
While this arrangement simplifies the alignment of material across transcription and glossing tiers, it can also result in a sense of confusion about word boundaries, as these are usually signaled by spaces (note that the book contains a section discussing the phonological word, section 3.5, and explicit descriptions of the boundary symbols for compounds, clitics, affixes and reduplicated elements, which resolve the potential confusion). The adopted presentation style does not follow the widely adopted Leipzig Glossing Rules, which advocate left alignment at the word level of material across the transcription and glossing tiers. The takeaway is that even with a set tools that are relatively standardized for the annotation of materials, the application of such tools remains riddled with challenges at the level of the individual practitioner and language.
An additional feature that comes through strongly in the introductory material accompanying this collection of texts is the importance of the speaker community and van Breugel’s commitment to respecting to their wishes. After a first publication of texts as recorded in the field (in 2009), speakers pointed out a number of mistakes and requested that the texts be edited. The volume presents the result of this editing process, carried out with the help of speakers, who were also involved in transcription of the texts into notebooks (p. 8). What van Breugel does not say is that editing the texts in this way, to respect the speaker community’s (necessarily somewhat prescriptive) linguistic ideals and thus distancing them from the sound recordings that were made, is not standard practice in documentary linguistics: revision of the material from its original, spontaneous form renders the material less valuable for the purposes of linguistic analysis. It is possible that the distance between the edited texts and the recordings is one of the reasons behind their not yet having been deposited in an oral archive, as of the publication of the volume.
In sum, Atong texts is a very rich volume of texts from a minority language, presented with analyses and indices allowing greater accountability and readability than usually found in a paper edition of texts. The volume presents an example of good practices for consistent annotation along with some innovative traits, such as the additional tiers for non-transparent lexicalized compounds and for contact language information, and the decision to align transcription and glossing by formative rather than by word. The inclusion of photos of the speakers of the texts adds a human dimension to the project and evokes the author’s sensitivity to the fact that collecting and editing stories is a collective enterprise.
Aimée Lahaussois
CNRS, HTL
OUVRAGES DE COLLABORATEURS / PUBLICATIONS BY ASSOCIATES8
Aussant Émilie & Jean-Luc Chevillard, dir. 2020. Extended grammars (no thématique). Beiträge zur Geschichte der Sprachwisenschaft 30.1. Münster : Nodus Publikationen. 146 p. ISBN 978-3-89323-816-3.
Ce numéro thématique rassemble neuf articles issus de l’atelier « Extended Grammars », organisé par Émilie Aussant et Jean-Luc Chevillard à l’occasion de la conférence ICHoLS 14 (Paris, 2017). Chaque contribution présente et analyse un cas d’étude illustrant le processus décrit par Sylvain Auroux dans la section « La grammaire latine étendue » de son ouvrage La révolution technologique de la grammatisation (1994, p. 82-85). Les diverses entreprises étudiées dans ce numéro n’ont cependant pas toutes à voir avec le transfert du savoir grammatical gréco-latin − dont, indiscutablement, l’ampleur reste inégalée. Au-delà de la documentation, il s’agit aussi, d’une part, de réfléchir à ce que ces différents phénomènes de transfert nous apprennent de l’activité de description des langues et, d’autre part, de tester leur commensurabilité.
Aussant Émilie & Jean-Michel Fortis, dir. 2020. History of Linguistics 2017: Selected Papers from the 14th International Conference on the History of the Language Sciences (ICHoLS 14), Paris, 28 August − 1st September. Amsterdam : John Benjamins (Studies in the History of the Language Sciences, 127). xviii, 245 p. ISBN 9789027205469.
A selection of papers from the 14th International Conference on the History of the Language Sciences (Paris 2017). The volume is divided thematically into three parts: I. Notions and categories, II. Representations and receptions, III. Learning, codification and the linguistic practices of social actors. The first part is especially concerned with data not easily handled by extant traditions of linguistic analysis, and with constructs and perspectives which proved difficult to establish in the linguist’s descriptive apparatus. Part II groups six studies dealing with alternative representations of linguistic data, and matters of interpretation and reception regarding the work of three important linguists (Saussure, Jespersen, Chomsky). The scope of part III embraces social and pedagogical practices as well as the involvement of linguists in questions of national identity.
Bakkerus Astrid Alexander, Rebeca Fernández Rodríguez , Liesbeth Zack & Otto Zwartjes, dir. 2020. Missionary Linguistic Studies from Mesoamerica to Patagonia. Boston : Brill. Brill’s Studies in Language, Cognition and Culture, 22. ISBN 978-90-04-42460-9.
The book presents the results of in-depth studies of grammars, vocabularies and religious texts, dating from the sixteenth up to the nineteenth century. The researches involve twenty (extinct) indigenous Mesoamerican and South American languages: Matlatzinca, Mixtec, Nahuatl, Purépecha, Zapotec (Mexico); K’iche, Kaqchikel (Guatemala); Amage, Aymara, Cholón, Huarpe, Kunza, Mochica, Mapudungun, Proto-Tacanan, Pukina, Quechua, Uru-Chipaya (Peru); Tehuelche (Patagonia); (Tupi-)Guarani (Brazil, Paraguay, Uruguay). The results of the studies include: a) a digital model of a good, conveniently arranged vocabulary, applicable to all indigenous Amerindian languages; b) disclosure of intertextual relationships, language contacts, circulation of knowledge; c) insights in grammatical structures; d) phone analyses; e) transcriptions, so that the texts remain accessible for further research. f) the architecture of grammars; g) conceptual evolutions and innovations in grammaticography.
Bernadet Arnaud, Olivier Kachler & Chloé Laplantine, dir. 2020. L’utopie de l’art. Mélanges offerts à Gérard Dessons. Paris : Classiques Garnier (Rencontres. Études dix-neuvièmistes, 52). 697 p. ISBN 978-2-406-08963-6.
Ce livre, qui réunit les contributions d’une quarantaine de poètes, de plasticiens ou d’essayistes, constitue un hommage admiratif à la recherche et à l’enseignement de Gérard Dessons, centrés sur la question de l’art, que ce soit dans le domaine de la peinture, du théâtre ou de la poésie.
Estienne Henri. 2020. La latinité injustement soupçonnée. Suivi de Dissertation sur la latinité de Plaute. Éd. et trad. par Danielle Trudeau, Christian Barataud, Bernard Colombat & Bernard Moreux. Paris : Classiques Garnier (Textes de la Renaissance, 231. Traités sur la langue française, 19). 807 p. ISBN 978-2-406-09434-0.
L’ouvrage d’Henri Estienne, pour la première fois traduit du latin en français, contient deux essais : De Latinitate falsò suspecta, une vaste étude d’équivalences entre latin et français, et De Plauti Latinitate Dissertatio, une introduction au latin archaïque de Plaute et à certains problèmes d’édition.
L’édition comporte une introduction, en vis-à-vis le texte latin et la traduction annotés, une bibliographie et des index (auteurs, œuvres, mots et exemples, termes grammaticaux et techniques).
La deuxième édition de Sprachwissenschaft contient de nombreux ajouts et modifications sans qu’on sache avec certitude à qui les attribuer. Elle a en effet été achevée après la mort de Gabelentz par Schulenburg, que les commentateurs suspectent d’interventions malheureuses sur le manuscrit. Dans le cas présent, cette hypothèse est exclue pour au moins l’un des articles, paru en 1893.
Cf. mon compte rendu du commentaire de E. Spangenberg Yanes qui constitue le volume complémentaire de l’édition Rosellini : « Priscian’s Lexicon of Atticism. Elena Spangenberg Yanes (ed.), Prisciani Caesariensis Ars, liber XVIII. Pars altera, 2. Commento. (Collectanea Grammatica Latina 13.2.2.) Pp. lxxii + 527. Hildesheim: Weidmann, 2017 », The Classical Review 70.1 (2020), p. 138-141.
Ce centre ne fonctionne plus « faute de combattants », comme le disait son directeur Patrick Sériot au moment de faire valoir ses droits à la retraite ; par contre, celui-ci continue de gérer et d’enrichir son irremplaçable « Bibliothèque des introuvables », anthologie virtuelle des grands textes de la linguistique russe et générale (voir entrée Textes sur crecleco.seriot.ch). Les textes y sont paginés conformément à l’original, ce qui présente le grand avantage de pouvoir les citer avec précision.
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