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Issue
Histoire Epistémologie Langage
Volume 42, Number 1, 2020
La grammaire arabe étendue
Page(s) 117 - 134
Section Varia
DOI https://doi.org/10.1051/hel/2020001
Published online 28 September 2020

© SHESL, 2020

1 Présentation : la théorie de la formation des mots chez les anciens

Bien qu’elle n’ait jamais, dans l’Antiquité, fait l’objet d’une étude séparée, autonome et systématique, la théorie de la formation des mots semble assez bien établie chez les grammairiens anciens, d’après les témoignages dont nous disposons. Selon la Technè grammatikè attribuée à Denys le Thrace, les grammairiens alexandrins distinguaient deux modes de formation des mots, la dérivation et la composition, qu’ils répertoriaient comme des « accidents » (παρεπóµενα) de la forme : 1) l’espèce (εἶδoς) pour la dérivation ; 2) la figure (σχῆµα) pour la composition.

L’objet de cette contribution n’est pas de proposer une nouvelle analyse détaillée de l’ensemble des théories de la formation1 ; il s’agit d’étudier un phénomène isolé, celui des mots issus de composés privatifs, qui soulève un ensemble de problèmes touchant la formation par composition. D’après un rapprochement étymologique établi par les scholiastes, la figure désigne la forme du mot en tant qu’elle donne accès au sens, le terme σχῆµα renvoyant à la relation (σχέσις) ad hoc entre une forme et sa signification2. Suivant une méthode héritée des premiers descripteurs de la langue, qui analysaient déjà le mot comme une partie susceptible d’être divisée en unités de sens3, les grammairiens cherchent alors à déterminer combien d’unités lexicales signifiantes (une, deux ou plusieurs) peut contenir un mot4. Ils distinguent ainsi trois sous-catégories de la figure : le simple (ἁπλoῦν), le composé (σύνθετoν) et le dérivé de composé (παρασύνθετoν). Le composé, la « figure par excellence5 », est défini par les commentateurs comme « un mot résultant de la réunion de deux ou plusieurs mots concevables6 séparément, mais réunis sous un unique accent et s’appliquant à un unique référent7 » (par ex., ϕίλoς ‘ami’ + σoϕóς ‘sage’ → ϕιλóσoϕoς ‘philosophe’). Le simple n’a pas de définition propre, il n’est que le contraire du composé : un mot qu’on ne peut subdiviser en unités lexicales concevables séparément8. Quant au dérivé de composé, il ne se définit pas autrement que comme un dérivé dont la base est un composé9 (par ex., le comparatif ϕιλoσoϕώτερoς ‘plus philosophe’) et il s’analyse donc formellement comme un composé10.

Comme on le voit, concernant la figure, l’approche des grammairiens est purement analytique et synchronique : ils n’explorent pas la syntaxe interne des composés et se contentent de descriptions en termes morphologiques11. En outre, ils ne disent rien des procédés de formation. C’est sur ce dernier point que je voudrais porter mon attention. En effet, d’après un double témoignage précis et longuement argumenté d’Apollonius Dyscole, grammairien alexandrin du IIe siècle apr. J.-C., il existerait dans la langue (grecque) de nombreux mots simples issus de mots composés, c’est-à-dire des mots formés à partir d’un composé par suppression de l’une de ses parties. Ce témoignage d’Apollonius, unique en son genre, intervient dans le cadre d’une controverse sur le mérisme – i.e. la détermination du statut grammatical – de certaines formes, « signalées » comme irrégulières, à cause de leur accentuation (motif fréquent d’irrégularité). Le grammairien entend ramener ces formes à la régularité par une hypothèse de formation surprenante : ce seraient des mots simples issus de mots composés. La question se pose alors de savoir si cette hypothèse de formation, pour le moins contre-intuitive, n’est qu’un artifice argumentatif parmi d’autres, visant à justifier l’irrégularité pour sauver, par tous les moyens, la logique de la langue, ou si elle s’inscrit dans le cadre d’une authentique théorie de la formation des mots – et s’il faut alors tenir ce témoignage pour l’un des rares vestiges d’une réflexion plus générale, aujourd’hui perdue, sur les procédés de formation.

2 Du composé au simple : état de la question

Les grammairiens anciens ne s’accordent pas sur le statut de la forme ἕκητι (‘à cause de’) : certains y voient une conjonction causale12, d’autres un adverbe. Apollonius arbitre le débat et tranche à deux reprises, dans le traité Des adverbes et dans le traité Des conjonctions13, en faveur du statut adverbial. Selon lui, la réponse est sans appel, car il existe un composé privatif ἀέκητι (‘en dépit de’). Or, s’il est possible de construire un adverbe avec l’ἀ privatif, cela ne se produit jamais avec une conjonction14. Il faut préciser que, pour les anciens, le « (mot) privatif » ἀ (στερητικóν [µóριoν], στερητικὴ ϕωνή, στέρησις15) est un adverbe de plein droit (cf. Chœroboscus, GG IV 1, 187, 33), au même titre que la négation oὐ ‘non, ne… pas’, et qui a la particularité de se construire uniquement en composition (cf. Adv. 134, 12). Or certains grammairiens16 soutiennent que les formes ἕκητι et ἀέκητι ont une accentuation fautive, puisque les adverbes en -τί ou en -στί (comme ἀκoνιτί ‘sans combattre’, ἑλληνιστί ‘en grec’ etc.) sont oxytons17. Apollonius rejette cet argument et consacre l’essentiel de son exposé à démontrer que ces deux formes ont, au contraire, une accentuation parfaitement régulière. Voici, en bref, sa démonstration :

1) Ἀέκητι ne peut pas être un composé privatif de ἕκητι, puisque tous les adverbes formés d’un ἀ privatif sont des dérivés de composé (παρασύνθετα)18 – par ex., ἀϕίλως ‘inamicalement’ n’est pas un composé de ἀ‑ ‘in-’ et de l’adverbe ϕίλως ‘amicalement’, mais un dérivé de l’adjectif ἄϕιλoς ‘inamical’19. 2) De même qu’on a formé de nombreux adverbes déverbatifs en -στί (par ex., ἑλληνίζω ‘je parle grec’ → ἑλληνιστί ‘en grec’, ἰάζω ‘je parle ionien’ → ἰαστί ‘en ionien’ etc.), de même, c’est à partir du verbe composé privatif ἀεκάζω ‘je ne consens pas (?)’20 qu’on a dérivé, par analogie, la forme adverbiale ἀεκαστί, qui, après quelques transformations morphologiques dialectales (changement ionien de l’α en η et chute du σ), a donné la forme ἀέκητι. Celle-ci n’a pas conservé l’accent propre au type des adverbes en -στί, auquel elle n’est désormais plus formellement identifiable21. 3) Pour prouver ensuite la régularité accentuelle de ἕκητι, Apollonius pose qu’il est possible de tirer une forme simple d’un mot composé. Or, s’il provient de ἀέκητι (par suppression de l’ἀ privatif)22, il est tout à fait normal que ἕκητι conserve l’accent de la forme dont il est issu23.

À partir de ce point, l’essentiel de la démonstration (Adv. 135, 21-137, 1924) consiste à montrer, à grands renforts d’exemples, qu’un tel procédé de formation, a priori contre-intuitif, non seulement n’a rien d’extraordinaire, mais est au contraire d’un usage tout à fait courant.

2.1 Le composé préexiste parfois au simple. Exemples extralinguistiques

Dans un premier temps, Apollonius dénonce une δóκησις, une « idée répandue », selon laquelle ce sont toujours les mots composés qui proviennent des mots simples, et jamais l’inverse.

Δóκησιν µὲν ἔχει πρoϋπάρχoυσαν τoῦ ἀέκητι, καθὸ τὰ ἁπλᾶ πρoϋϕέστηκε τῶν συνθέτων. Ἀλλ’ ἔστι γε ἀπoδεῖξαι πάµπoλλα ἁπλᾶ ἀπὸ συνθέτων γεγoνóτα ὡς ἔστι γε ἐπινoῆσαι καὶ ἐπὶ τῶν κατὰ σύµπηξιν σωµάτων ἀπoβoλάς τινων µερῶν, ἁπλóτητoς µὲν ἐχoµένας, δηλoύσας δὲ τήν πoτε γενoµένην αὐτoῖς σύµπηξιν, ὡς εἰ κλινιδίoυ πoὺς ἤ τι τoιoῦτoν µερικóν. Τὸ ὑπóδειγµα ἐπὶ πoλλὰ συντείνει. Ἔστιν oὖν τις τρóπoς καὶ τoιoῦτoς ἐν λέξεσιν, ὃς δoκεῖ µὲν ἁπλoῦς εἶναι, ὑπóµνησιν δὲ ἔχει τoῦ ἐκπεπτωκέναι ἐκ συνθέτoυ λέξεως. (Adv. 135, 21-136, 4)

On pense couramment qu’il (sc. ἕκητι) est antérieur à ἀέκητι, puisque les mots simples préexistent aux composés. En réalité, on peut tout à fait démontrer qu’un très grand nombre de mots simples proviennent de composés, tout comme on peut aussi, quand il s’agit des corps qui sont formés par assemblage, concevoir des parties isolées qui, tout en étant simples, nous révèlent l’assemblage dont elles ont été les éléments, comme un pied de lit ou quelque partie de ce genre. L’exemple s’applique à de nombreux cas. Ce phénomène existe aussi dans le lexique, où [une forme] est simple en apparence mais garde la mémoire du mot composé dont elle s’est détachée.

Ce premier point est délicat et mérite qu’on s’y arrête. Apollonius réfute très clairement l’idée reçue (δóκησις) selon laquelle un mot simple précède forcément le mot composé dont il est lui-même, par ailleurs, un élément constitutif, et qui est formulée incidemment dans une scholie à la Technè, dans des termes très proches de ceux de notre passage : « Les simples précèdent (πρoτερεύoυσι) les composés ; de fait l’existence du simple σoϕóς précède l’existence du composé ϕιλóσoϕoς25. » L’erreur serait de croire qu’Apollonius cherche à remettre en cause ici un principe ontologique élémentaire, qui veut que la partie préexiste au tout. Aussi, afin de dissoudre tout malentendu, le grammairien fait-il, contre ses habitudes26, un détour hors du champ de la langue et recourt à une métaphore (le « pied de lit ») pour établir une analogie : on peut concevoir l’existence de corps « formés par assemblage », dont les parties, si on les isole, ne sauraient être perçues, dans leur simplicité, autrement que comme des éléments relatifs au tout dont elles participent – et c’est à cette condition qu’on dit que le tout leur préexiste. Autrement dit, Apollonius ne prétend pas que le lit précède (ontologiquement) le pied dont il est constitué ; il veut dire que, isolément, le pied de lit ne doit son identité propre que relativement au tout dont il a été abstrait – comme son nom l’indique : κλινιδίoυ πoύς « pied de lit ». On retrouve, bien plus tard, exactement le même raisonnement chez Chœroboscus, grand lecteur d’Apollonius, à propos de la forme δέσπoτα (tirée, selon lui, du composé ἀδέσπoτα). Les métaphores produites par le maître byzantin apportent, comme souvent, un éclairage supplémentaire :

Τὸ µέντoι ἀπὸ συνθέτoυ γίνεσθαι ἁπλoῦν oὐκ ἔστι ξένoν ·  ἔχoµεν γὰρ τoῦτo καὶ ἐπὶ ϕυσικῶν πραγµάτων, ὥσπερ ἀπὸ δένδρoυ ἐάν τις ἀπoσπάσῃ κλάδoν, γίνεται ἁπλoῦν ἀπὸ συνθέτoυ, καὶ ἐὰν ἀπὸ ζῴoυ ἀπoσπάσῃ τις χεῖρα ἢ πóδα, γίνεται ὁµoίως ἀπὸ συνθέτoυ ἁπλoῦν. (GG IV 1, 392, 15-19)

Car, oui, qu’il (sc. δέσπoτα) provienne d’un composé n’a rien d’insolite. En effet, on a cela également dans la nature, comme lorsqu’on retranche une branche à un arbre, le simple vient du composé, et lorsqu’on retranche une main ou un pied à un vivant, on a pareillement un simple tiré d’un composé.

Là encore, point de branche d’arbre sans un arbre, point de main, point de pied sans un être vivant. Étendu au domaine linguistique, le raisonnement vise à montrer qu’il existe des mots simples qui, de même que le pied de lit pour le lit ou la branche d’arbre pour l’arbre, « gardent la mémoire (ὑπóµνησιν ἔχει) d’un composé dont ils se sont écartés » (Adv. 136, 2).

2.2 Application au champ linguistique : ἠνoρέα

Apollonius commence par l’analyse d’un cas. Il n’est pas possible d’expliquer la formation du nom ἠνoρέα ‘virilité’, si on part du principe qu’il est dérivé du nom simple ἀνήρ ‘homme’, car celui-ci, d’après son type morphologique, ne pourrait produire que la forme *ἀνερία – comme αἰθήρ produit αἰθερία etc. En revanche, comme élément de composition, ἀνήρ subit une double altération : l’α initial se transforme en η et l’η en ω : par exemple ἀντ-ήνωρ (ἀντί ‘à-la-place-de’ + ἀνήρ : ‘qui tient lieu d’homme’), ἀγαπ-ήνωρ (ἀγαπάω ‘chérir’ + ἀνήρ : ‘qui chérit l’homme’) ou encore εὐ-ήνωρ (εὐ ‘bien’ + ἀνήρ : ‘qui convient à l’homme’). Et c’est de cette dernière forme qu’on a dérivé le nom εὐηνoρία ‘virilité’, altéré d’abord en εὐηνoρέα, puis en ἠνoρέα, par ellipse (ἔλλειψις) du premier élément de composition27.

2.3 Exemples homériques.

Apollonius cite ensuite de nombreux exemples, tirés des textes d’Homère, afin de montrer que, loin d’être un phénomène isolé, le procédé est tout à fait « courant28 ». Il commence par signaler d’autres mots simples, qui, comme ἠνoρέα, ont perdu l’adverbe ε, premier élément de composition : dans κρητῆρα τετυγµένoν29 « un cratère ouvragé », τετυγµένoν signifie εὖ τετυγµένoν ‘bien ouvragé’ ; de même, dans δóµoις ἔνι πoιητoῖσι30 « dans les maisons construites », l’adjectif πoιητóς signifie εὖ πεπoιηµένoις ‘ayant été bien construites’. Il montre ensuite que la partie ellipsée peut appartenir à une autre catégorie que l’adverbe et peut être, par ex., une préposition ou un nom. Une préposition : ἔρχεσθε, dans ἀλλ’ ὑµεῖς ἔρχεσθε31, a le sens du composé ἀπέρχεσθε (ἀπó + ἔρχεσθε), « mais vous, allez (= allez-vous-en) » ; ἔχoυσαι, dans πικρὰς ὠδῖνας ἔχoυσαι32, signifie ἐπέχoυσαι (ἐπί + ἔχoυσαι), « qui ont (= soulagent) des douleurs amères » ; ἐν πύλῳ, dans ἐν πύλῳ ἐν νεκύεσσι33, signifie ἐν πρoπύλῳ, « à la porte (= l’avant-porte), au milieu des morts ». Un nom : γείτoνες ‘voisins’, dans oἵ σϕιν γείτoνες ἦσαν34, a le sens de ἀστυγείτoνες (ἄστυ ‘cité’ + γείτoνες), « ceux qui étaient leurs voisins (= voisins-de-cité) ». Enfin, il arrive aussi que le composé produise un simple par ellipse du second élément de composition. Dans πάρα δ’ ἀνήρ, ὃς καταθήσει35, la forme πάρα vaut pour πάρεστι, « ici (= ici-est) un homme qui l’installera » ; de même, ἄνα, dans ἀλλ’ ἄνα, εἰ µέµoνάς γε36, est mis pour ἀνάστηθι, « eh bien debout (= mets-toi-debout), si du moins tu le veux ».

3 Des mots simples « en apparence »

Comme l’annonçait Apollonius au début de son exposé (Adv. 136, 2‑4), toutes ces formes sont « simples en apparence », car elles ont, comme ἠνoρέα, gardé la mémoire (ὑπóµνησις) du composé dont elles proviennent. Mais que signifie « garder la mémoire du composé » – et, surtout, qu’est-ce que cela implique ? Dans le traité Des adverbes, on doit se contenter d’une longue liste d’exemples ; dans le traité Des conjonctions, en revanche, le grammairien ajoute, avant l’exposé sur ἠνoρέα, un passage fameux, dans lequel il explique très clairement la nature du phénomène auquel correspond cette transformation des composés en simples :

[…] καὶ δῆλoν ὅτι τὸ πάθoς ὑπαντᾷ τῇ καλoυµένῃ ἀϕαιρέσει ·  ὃν γὰρ τρóπoν ἐπὶ τῶν ἁπλῶν σχηµάτων37 τὸ λειπóµενoν πάντως τoῦ ὅλoυ δηλoυµένoυ ἐστὶ παραστατικóν, τὸν αὐτὸν τρóπoν τὸ λειπóµενoν ἁπλoῦν δηλώσει τoῦ ὅλoυ τὴν σύνθεσιν ἐκ τoῦ δηλoυµένoυ, ἐπεὶ τὸ ἀϕῃρηµένoν ἐν λεκτῷ καθίσταται. (Conj. 232, 23-233, 2)38

Il est clair que cette modification (τὸ πάθoς) (i. e. la formation de simples à partir de composés) fait écho au [phénomène] qu’on appelle « aphérèse ». En effet, de la même manière que, dans le cas de formes simples, ce qui reste [après aphérèse] exprime totalement le sens du mot complet, de même, le simple qui reste (après suppression de l’autre élément de composition) indiquera la composition tout entière, par son sens, puisque la partie supprimée se maintient dans le signifié (ἐν λεκτῷ).

D’un emploi bien réglé chez les grammairiens anciens, le terme ἀϕαίρεσις désigne, chez Apollonius, une altération formelle du mot (πάθoς)39 par suppression d’un segment – tendanciellement le début du mot, en particulier lorsqu’il s’oppose à l’apocope (ἀπoκoπή), désignation spécifique de l’ellipse de la finale40. Dans notre passage, ἀϕαίρεσις s’entend au sens large, puisque l’on compte, parmi les exemples de mots formés par aphérèse, des formes apocopées, telles que πάρα (pour πάρεστι) et ἄνα (pour ἀνάστηθι).

Qu’est-ce qui distingue l’aphérèse affectant un mot simple de l’aphérèse affectant un mot composé ? Si on s’en tient strictement à la structure du mot, l’aphérèse du mot composé est différente, puisque c’est un mot entier (λέξις), i.e. l’une des deux parties « concevables isolément » dans le composé41, qui est ellipsé, et non pas seulement, comme pour un mot simple, une syllabe (συλλαβή)42. Sur le plan sémantique, en revanche, ce passage dit clairement qu’il en va pour l’aphérèse dans les mots composés comme dans les mots simples : dans les deux cas, la partie (τὸ λειπóµενoν « ce qui reste », i. e. la forme altérée) garde le sens (δηλoύµενoν) du tout (τὸ ὅλoν, i.e. la forme intègre)43. Les termes sont, on le voit, exactement les mêmes pour l’aphérèse du simple comme pour celle du composé, à ceci près que, dans ce dernier cas, c’est la composition (σύνθεσις) qui détermine le sens du tout – ce qui nous renvoie encore à la définition du composé (καθ’ ἑνὸς ὑπoκειµένoυ « [appliqué] à un unique référent »). Enfin, la formule conclusive, τὸ ἀϕῃρηµένoν ἐν λεκτῷ καθίσταται « la partie supprimée se maintient dans le signifié44 », qui vise à justifier (ἐπεί…) ce trait morphosémantique, n’est autre que l’énoncé d’une règle qui est au fondement de la pathologie grammaticale (théorie des altérations45), règle maintes fois rappelée par Apollonius46, en vertu de laquelle une altération affecte la forme d’un mot sans affecter son sens.

Le propre d’une forme altérée, c’est qu’elle n’est précisément qu’une variante morphologique, puisqu’elle garde le sens qu’elle avait avant l’altération. C’est donc ainsi qu’il faut comprendre que la forme simple « garde la mémoire du mot composé dont elle s’est écartée » (cf. Adv. 136, 2, cité ci-avant) : la partie ôtée du composé est restée dans le simple, pour le sens (ἐν λεκτῷ)47. Par conséquent, le reste de la formule, « [une forme] est simple en apparence », se comprend bien : ces mots simples issus de composés par aphérèse ne sont que des apparences de mots simples, puisque, pour le sens, ce sont toujours des composés.

Ce passage nous invite à rappeler que, si la langue peut être appréhendée du point de vue de la forme comme du point de vue du sens, chez Apollonius, c’est toujours le sens qui constitue le critère normatif, au niveau du mot (λέξις) comme au niveau de l’énoncé (λóγoς)48. Ainsi, c’est le sens et non la forme qui établit les rapports syntaxiques et fonde les parties du discours49. On peut donc observer, à un autre niveau, des irrégularités apparentes semblables à celle décrite dans ce passage. Par exemple, à propos des adverbes qui ne se construisent pas avec un verbe (comme les interjections ou certaines exclamations), Apollonius dit là aussi que ce n’est qu’en apparence que le verbe est absent, car, au niveau du sens, il y a toujours un acte verbal (πρᾶγµα), auquel se rapporte nécessairement l’adverbe, et sans lequel l’énoncé ne peut qu’être incomplet50. Suivant la même logique, Apollonius affirme qu’un mot peut être « simple en apparence » (ὃς δoκεῖ µὲν ἁπλoῦς εἶναι), tout en restant, dans sa structure profonde (i.e. au niveau sémantique), un composé.

4 Ἕκητι : un mot formé « par figure » ?

Cela étant, lorsqu’on se demande s’il en va pour ἕκητι comme pour les autres simples issus de composés par aphérèse, on se heurte à un obstacle, puisque, contrairement à l’ensemble des formes citées en exemples précédemment, le simple ἕκητι (‘à cause de’) n’a pas gardé le sens du composé ἀέκητι (‘en dépit de’). Il est donc impossible d’affirmer, pour ἕκητι, ce qu’on affirmait plus haut pour ἠνoρέα, à savoir que la partie supprimée reste au niveau du signifié, la suppression (ἀϕαίρεσις) du privatif ἀ ayant entraîné un renversement du signifié du composé. La formation de ἕκητι s’apparente de facto à ce qu’on peut imaginer que serait une authentique dé-composition51 – c’est-à-dire la formation d’un simple par dissolution du composé suivant le processus inverse de celui qui est à l’œuvre dans la formation du composé (réunion de mots simples en un tout). Car alors, comme le composé est porteur d’un signifié propre, il est normal que le simple formé par « dé-composition » soit lui-même porteur d’un sens différent de celui du composé dont il provient.

Le seul témoignage qui, à ma connaissance, aille a priori dans le sens de cette hypothèse, nous vient d’un fragment d’Hérodien (le fils d’Apollonius Dyscole). Voici ce qu’il affirme à propos de la formation du nom δάκρυ ‘larme’ :

Δάκρυ oὐ γέγoνεν ἀπὸ τoῦ δάκρυoν κατ’ ἀπoκoπήν, ἀλλὰ κατὰ σχηµατισµóν. Ἔστι γὰρ ἀπὸ συνθέτoυ λέξις ἁπλῆ. Ἔστι γὰρ ἀρίδακρυς πoλύδακρυς ἀρίδακρυ πoλύδακρυ καὶ δάκρυ. Οὕτως Ἡρωδιανὸς Περὶ παθῶν. (GG III 2, 211, 3)

Δάκρυ n’est pas issu par apocope de δάκρυoν [larme] ; il est formé par figure (κατὰ σχηµατισµóν). En effet, c’est un mot simple issu d’un composé : on a ἀρίδακρυς [aux larmes-abondantes] ou πoλύδακρυς [même sens], [puis les neutres] ἀρίδακρυ ou πoλύδακρυ, puis δάκρυ. Voilà ce que dit Hérodien dans son traité Des altérations.

Bien qu’il manque un contexte pour expliquer la position d’Hérodien soutenant cette étymologie un peu surprenante, on peut tirer de ce fragment quelques observations : 1) Hérodien décrit explicitement la formation d’un mot simple à partir d’un mot composé (ἀπὸ συνθέτoυ λέξις ἁπλῆ) ; 2) cette modification du composé en simple appartient à un certain type de formation, dit « κατὰ σχηµατισµóν », qui se distingue de la formation κατ’ ἀπoκoπήν, i.e. par altération52 ; 3) s’agissant précisément de la formation d’un simple à partir d’un composé, il semble que le terme σχηµατισµóς renvoie ici spécifiquement à l’accident de la figure (σχῆµα)53 – le mot δάκρυ est formé « κατὰ σχηµατισµóν » parce qu’il change de figure, passant du composé (ἀρίδακρυ ou πoλύδακρυ) au simple (δάκρυ) ; 4) on peut, enfin, opposer au κατὰ σχηµατισµóν d’Hérodien, qui est un hapax, l’expression κατὰ πάθoς, très fréquemment employée chez les grammairiens anciens, et en particulier chez le même Hérodien, pour qualifier toute formation « par altération ». Ainsi, contrairement à la forme altérée qui n’a aucun signifié propre, puisqu’elle renvoie à un autre signifiant (la forme intègre)54, la figure (σχῆµα) est porteuse d’un sens propre. Voilà en quoi l’on peut dire aussi, peut-être, que la figure est une forme « qui donne accès au sens », pour reprendre la définition du scholiaste (citée plus haut)55.

Il faudrait donc établir la même distinction entre le simple ἕκητι et toutes les formes données en exemples par Apollonius : ἠνoρέα, γείτoνες, ἄνα et les autres formes homériques renvoient forcément, en tant que formes altérées, au signifié d’une forme intègre (εὐηνoρία, ἀστυγείτoνες, ἀνάστηθι). L’adverbe ἕκητι, qui, en revanche, n’est pas une simple variante morphologique, a un sens propre, différent de celui de sa base.

5 Peut-on justifier la position d’Apollonius ?

Dans les deux passages de son corpus où il est question de la formation d’ἕκητι, Apollonius ajoute une courte série d’exemples visant à illustrer la formation de mots simples à partir de composés privatifs : ϕρoνεῖν, ψευδής et σαϕής sont alors, selon lui, respectivement formés à partir des composés privatifs ἀϕρoνεῖν, ἀψευδής et ἀσαϕής. Or, dans le traité Des conjonctions, ces exemples n’ont pas statut d’exceptions ; au contraire, ils sont mêlés aux exemples homériques, censés illustrer l’ellipse dans un composé quelconque :

Εἰς τὸν τoιoῦτoν λóγoν καὶ ἄλλα πλεῖστα ἔστι παραθέσθαι. Τὸ γὰρ ϕρoνεῖνψευδήςσαϕής oὐκ ἄλλως ἂν κατασταίη, εἰ µὴ δoθείη ὅτι δεύτερα εἴη τῶν καλoυµένων συνθέτων. Καὶ τὸ ‘ἀλλ’ ἄνα, µηκέτι κεῖσo’ (Σ 178) καὶ τὸ ‘πάρα δ’ ἀνήρ’ (π 45) εἰς τὸ αὐτὸ συναχθήσεται. (Conj. 233, 13 sq.)

Pour illustrer cette règle, on peut exhiber une foule d’autres exemples. Φρoνεῖν, ψευδής et σαϕής ne sauraient être formés d’une autre manière, si on ne concède pas que ce sont des formes secondes issues d’ensembles dits composés. Il y a aussi [ἄνα, dans] ἀλλ’ ἄνα, µηκέτι κεῖσo, et [πάρα, dans] πάρα δ’ ἀνήρ, qu’on rapportera au même [procédé] [= ἀνάστηθι et πάρεστι].

Dans cet extrait, Apollonius semble confirmer ce qu’il disait plus haut (Conj. 232, 23 sq.), à savoir que l’aphérèse qui affecte le composé privatif s’apparente à un πάθoς.

Dans le traité Des adverbes, en revanche, il en va autrement. Les trois formes, ϕρoνεῖν, ψευδής et σαϕής, ne sont pas citées pêle-mêle avec d’autres exemples, mais sont regroupées dans une liste à part et font l’objet d’une étude spécifique, dans une deuxième partie de la démonstration.

Cette seconde partie fait pendant à la première, comme on le voit notamment dans la formule d’introduction de l’analyse de ϕρoνεῖν ‘avoir sa raison’ (136, 28 « là encore, le verbe ϕρoνῶ ne sera pas non plus bien formé (oὐδὲ… πάλιν… συστήσεται) »), qui répond à la formule qui introduisait précédemment l’analyse de ἠνoρέα (136, 5 « ἠνoρέα, tant qu’il sera conçu comme mot simple, ne sera pas bien formé (oὐ καταστήσεται) »). La démonstration, qui vise le même objectif – montrer qu’il s’agit d’un mot simple issu d’un dérivé de composé –, reproduit scrupuleusement l’ordre d’exposition de la première partie : 1) rejet de la formation communément admise : certains ont cru à tort que ϕρoνῶ était dérivé du verbe ϕρενῶ ‘je ramène à la raison’, par changement de l’ε en o – or ce phénomène ne se produit qu’à partir de verbes barytons (i.e. non contractes), comme ϕέρω ‘je porte’, πέρθω ‘je détruis’, νέµω ‘je partage’, qui ont donné respectivement les variantes ϕoρῶ, πoρθῶ, νoµῶ ; 2) établissement de la forme correcte : en composition, ϕρήν ‘esprit’ change son η en ω, donnant ainsi des mots comme ἄϕρων ‘déraisonnable’, dont on a dérivé le verbe ἀϕρoνῶ ‘je suis déraisonnable’56. Et c’est de ce verbe qu’est issu, par suppression de l’ἀ privatif, ϕρoνῶ. Pour clore sa démonstration, Apollonius suggère qu’on pourrait faire le même « examen approfondi » pour les formes ψευδής ‘menteur’ et σαϕής ‘distinct’, qui sont elles-mêmes issues des composés privatifs ἀψευδής ‘non-menteur’ et ἀσαϕής ‘indistinct’57.

Cette double structure argumentative et cette répartition raisonnée des exemples, si elle met l’accent sur les similitudes structurelles, témoigne à coup sûr d’une volonté de distinguer l’aphérèse dans les composés à premier élément privatif de celle qui affecte les autres composés ou composés positifs.

6 Le statut marginal du privatif

À la fin de son exposé sur la formation de ϕρoνῶ, dans le traité Des adverbes, Apollonius propose une définition du composé privatif, à laquelle il convient de prêter attention, car elle fournit de précieux indices pour cerner la démarche du grammairien :

Ἐπεὶ δὲ τὰ ἐν στερήσει παραλαµβανóµενα καὶ ἐν καταϕάσει παραλαµβάνεται, ἀϕαιρoυµένης τῆς στερήσεως, τὸ ϕρoνῶ ἐγίνετo εἰς κατάϕασιν τoῦ ἀντικειµένoυ τoῦ ἀϕρoνεῖν. (Adv. 137, 5-7)

Puisque les composés privatifs sont également employés avec un sens affirmatif, pour peu qu’on retranche le privatif [ἀ], on a fait ϕρoνῶ pour affirmer le contraire de ἀϕρoνεῖν.

Si la fin de cette citation correspond bien à ce qu’on attend d’une définition de la privation – le simple positif affirme le contraire (τὸ ἀντικείµενoν) du composé privatif – on est gêné, en revanche, par la première partie de la définition, qui, dans une formulation un peu malaisée, se contente de réaffirmer que, contre l’opinion commune, on forme aussi des simples positifs (ἐν καταϕάσει) à partir de composés privatifs (τὰ ἐν στερήσει) par suppression de l’ἀ privatif (ἀϕαιρoυµένης τῆς στερήσεως).

Sur ce point, Apollonius ne veut probablement pas en dire davantage. Toutefois, cette définition révèle quelque chose de la nature spécifique du composé privatif. En affirmant que le signifié du composé est, à la privation près, celui du simple parce que la privation est entièrement contenue dans le composant privatif ἀ, il dit aussi que chacune des parties du composé privatif (le simple et le composant privatif) continue de signifier par elle-même dans le composé – ce qui est contraire à la définition du composé58. Cette idée est formulée plus explicitement encore dans le traité Des conjonctions :

Ἀλλὰ πάλιν ἦν ἐκεῖνo ἀδύνατoν τὸ µὴ εἰς ταὐτὸν εἶδoς παραλαµβάνεσθαι τὸ ἐν στερήσει παραλαµβανóµενoν µέρoς λóγoυ, ϕυλάττoν τὴν αὐτὴν κατάληξιν καὶ τὸ αὐτὸ δηλoύµενoν, αὐτὸ µóνoν τῆς στερήσεως περιττευoύσης. (Conj. 231, 16-19)

Mais, au contraire, il n’est pas possible de ne pas accueillir dans la même espèce la partie de phrase qui est employée (παραλαµβανóµενoν) « au privatif »59, attendu qu’elle conserve la même finale et le même signifié (τὸ αὐτὸ δηλoύµενoν), avec seulement [l’indice de] la privation en plus.

Le composé privatif garde le signifié (δηλoύµενoν) du simple, auquel il « adjoint en plus » (περιττευoύσης)60 la notion de privation. Dans cette définition, on note d’ailleurs l’absence du terme « composé » (σύνθετoν) – il n’est plus question que d’un mot (simple) « employé “au privatif” » ; et il en va de même en Adv. 137, 5, qui se laisse traduire littéralement ainsi : « les mots employés “au privatif” (τὰ ἐν στερήσει παραλαµβανóµενα) sont employés “au positif” (ἐν καταϕάσει παραλαµβάνεται) une fois l’élément privatif supprimé ». Le composé privatif et son simple (positif) n’étant pas tant conçus comme deux mots différents, appartenant à deux figures différentes, que comme deux emplois d’un seul et même mot, la relation des éléments {privatif ἀ + simple} s’apparente davantage à une structure juxtapositive du type {négation oὐ + X}. De fait, pour Apollonius61, le privatif ἀ ‘in-’ et la négation oὐ ‘ne… pas’ ne diffèrent l’un de l’autre que du point de vue du mode de construction : tandis que la négation oὐ se construit avec un mot ou un groupe de mots par juxtaposition, le privatif ἀ se construit toujours en composition avec un mot unique62. En revanche, au plan fonctionnel, les deux adverbes63 sont complètement assimilés l’un à l’autre :

Ἐπὶ καταϕάσει τινῶν τὰ τoιαῦτα µóρια παραλαµβάνεται εἰς ἀναίρεσιν τῆς καταϕάσεως. (Adv. 133, 24-25)

Appliqués à une affirmation, ces mots (sc. les adverbes de privation et de négation) sont employés pour abolir l’affirmation64.

Ils sont assimilés au point qu’on substitue volontiers le privatif à la négation, lorsque celle-ci porte sur un mot unique :

oὔ ἀπóϕασις, ἀναιρoῦσά τινα µέρη λóγoυ, καὶ εἰς τὴν α µεταλαµβάνεται στέρησιν, oὐ ϕίλoς ἄϕιλoς, oὐ σέβω ἀσεβῶ. (Conj. 231, 26-27)65

Lorsqu’elle annule une partie de phrase quelconque, la négation oὐ peut être remplacée par le privatif ἀ : oὐ ϕίλoς / ἄϕιλoς [non amical / in-amical], oὐ σέβω / ἀσεβῶ [je ne suis pas pieux / je suis im-pie].

Ce parallèle avec la négation permet de justifier la définition du composé privatif : de même que la juxtaposition de la négation à un verbe ne constitue pas une entité signifiante nouvelle et autonome mais exprime toujours le signifié du verbe avec, en plus, l’annulation de l’affirmation que celui-ci contient66, de même, le tout formé de la réunion d’un simple et du privatif ne produit pas un signifié unique et nouveau, mais continue d’exprimer le signifié du simple avec, en plus, l’indice de la privation.

Enfin, il est possible d’expliquer en partie la position d’Apollonius au sujet des simples issus de composés privatifs : si c’est le même mot qui est employé tantôt au positif tantôt au privatif, le rapprochement établi avec le πάθoς se justifie en un sens, puisqu’une forme (intègre) et la forme altérée qui lui correspond ne sont, de la même manière, qu’un seul et même mot (λέξις). À cet égard, il n’est pas surprenant qu’Apollonius apparente la suppression de l’élément privatif à une aphérèse, c’est-à-dire à une altération morphologique, dans la mesure où son δηλoύµενoν demeure après cette suppression (Conj. 232, 23 sq., cité ci-avant : « Il est clair que cette modification fait écho au [phénomène] qu’on appelle ‘aphérèse’… »), comme il dit, à l’inverse, que le privatif est « ajouté en plus » (περιττευoύσα) au signifié du simple (Conj. 231, 19). D’un emploi rare chez Apollonius, le verbe περιττεύω « adjoindre en plus, ajouter par redondance » fait lui-même écho au phénomène qu’on appelle « pléonasme » (πλεoνασµóς), ou altération par ajout d’un élément superflu67.

7 Conclusion : un fondement théorique ?

Au terme de cette enquête, il est donc possible de distinguer trois types de simples issus de composés : 1) le simple « en apparence », formé par altération, qui conserve le signifié du composé de base ; 2) le « dé-composé » (par figure), un simple formé par dissolution des éléments d’un composé positif, et qui est porteur d’un signifié propre ; 3) le simple issu de composé privatif, qui a le sens du composé privatif lui-même, dépourvu de la privation.

Les distinctions d’ordre sémantique qui ressortent de ce classement n’ont pas retenu l’attention d’Apollonius, qui n’a pas jugé utile de relever que, appliquée aux composés privatifs, cette hypothèse de formation entrait en conflit, non seulement avec l’altération, parce que le simple n’a pas gardé le sens du composé dont il est issu, mais aussi avec la composition, parce que chaque partie du composé continue de signifier par elle-même. Et pour cause, Apollonius ne cherche, dans ce chapitre, qu’à justifier l’accentuation barytone de ἕκητι. Le reste en découle : 1) l’hypothèse de formation, qui s’impose d’après la figure supposée du privatif ἀέκητι (dérivé de composé) : le composé n’ayant pu être formé à partir du simple, c’est le simple qui doit être formé à partir du composé ; 2) une analogie avec d’autres exemples apparentés – car, comme souvent, chez Apollonius, le nombre d’exemples a force d’argument –, afin de montrer que, loin d’être isolé, le procédé est d’un « usage courant » (chez les poètes). Or, sur le plan strictement morphologique, l’analogie est irréfutable : ἕκητι, ἠνoρέα ou encore, si l’on voulait, δάκρυ, sont tous des mots simples issus de mots composés par suppression de l’un des éléments de composition68.

Il est difficile de dire si les grammairiens anciens avaient, d’une manière ou d’une autre, réfléchi à un tel classement. Contentons-nous de constater que, dans cet unique témoignage, Apollonius ne s’appuie sur aucune théorie, n’invoque aucune autorité et présente la formation des simples à partir de composés comme une hypothèse théoriquement envisageable, afin de sauver la logique de la langue, quitte à établir, ce faisant, des analogies dangereuses.

Bibliographie : Références primaires

Les références aux textes des grammairiens et scholiastes grecs sont données dans l’édition des Grammatici Graeci (Grammatici Graeci, recogniti et apparatu critico instructi, Leipzig, Teubner, 1878-1910), notée GG. Les traductions d’Apollonius Dyscole sont celles des éditions d’usage les plus récentes (cf. références secondaires). Les autres traductions de grammairiens et de scholiastes sont miennes.

Ap. Dysc. : GG II = 1. Apollonii Dyscoli scripta minora, éd. R. Schneider, 1878 ; 2. Apollonii Dyscoli de constructione libri quattuor, éd. G. Uhlig, 1910.
Pron. : Du pronom = GG II 1, 1, p. 1-116.
Adv. : Des adverbes = GG II 1, 1, p. 117-200.
*Adv. : Partie apocryphe du traité Des adverbes = GG II 1, 1, p. 201-210.
Conj. : Des conjonctions = GG II 1, 1, p. 211-258.
Synt. : De la construction (Syntaxe) = GG II 2.
Aristote : La Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980 (réimpr. 2011).
Chœroboscus : GG IV 1 = Gregorii Chœrobosci prolegomena et scholia in Theodosii Alexandrini canones isagogicos de flexione nominum, éd. A. Hilgard, 1894.
Hérodien : GG III = Herodiani Technici reliquae, éd. A. Lentz, 1867‑1870.
Sch. D. Thr. : GG I 3 = Scholia in Dionysii Thracis artem grammaticam, éd. A. Hilgard, 1901.
Technè : GG I 1 = Dionysii Thracis ars grammatica, éd. G. Uhlig, 1883.
Tryphon : Tryphonis grammatici Alexandrini fragmenta, éd. A. von Velsen, Berlin, F. Nicolai, 1853.

Références secondaires

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  • Sluiter, I. 1990. Ancient Grammar in Context. Contributions to the Study of Ancient Linguistic Thought. Amsterdam : VU University Press. [Google Scholar]

1

Pour cela, voir Matthaios 2008.

2

Sch. D. Thr. (<Stephani>), GG I 3, 229, 9-10 : « Σχῆµα εἴρηται παρὰ τὴν σχέσιν τὴν πρὸς τὸ σηµαινóµενoν ». À propos de cette définition, voir Lallot (2004 : 164, qui souligne le caractère « artificiel » de l’interprétation suggérée par ce rapprochement, et Matthaios (2008 : 39-40). J’y reviens plus loin.

3

Voir les étymologies du Cratyle, par exemple. Cf. Lallot (2004 : 162-163).

4

Cf. Sch. D. Thr. (<Heliodori>), GG I 3, 378, 3 sq.

5

Lallot (1998 : 137).

6

Mais non forcément « dicible », i.e. dont le signifié propre reste perceptible, car dans la forme l’élément de composition peut être incomplet – cf. infra et Lallot (1998 : 138).

7

Sch. D. Thr. (<Heliodori>), GG I 3, 378, 7 : « Σύνθετα δὲ τὰ ἐκ δύo ἢ καὶ πλειóνων λέξεων ἰδίᾳ νoητῶν συντεθειµένα, ἐν ἑνὶ τóνῳ καθ’ ἑνὸς ὑπoκειµένoυ λαµβανóµενα ». Définition encore largement admise par les modernes. Comparer, par ex., avec Benveniste (1974 : 171) : « Il y a composition quand deux termes identifiables pour le locuteur se conjoignent en une unité nouvelle à signifié unique et constant ». L’idée que les parties du composé ne sont pas par elles-mêmes signifiantes remonte à Aristote, Poétique 20, 1457a 12 ; 21, 1457a 32.

8

Sch. D. Thr. (<Heliodori>), GG I 3, 378, 6 : « ἁπλᾶ µέν ἐστιν ὅσα µὴ πέϕυκε διαιρεῖσθαι εἰς δύo ἢ καὶ πλείoνας λέξεις ἰδίᾳ νoητάς. » À noter que le scholiaste (GG I 3, 378, 5-6) parle tout d’abord, non du simple, mais du non composé : « [La figure est] la forme du mot sous un unique accent et un unique esprit soit composé soit non composé (ἀσύνθετoς). »

9

Sch. D. Thr. (<Stephani>), GG I 3, 229, 12-14.

10

Voir les nombreuses fois où, chez Apollonius Dyscole, le terme σύνθετoν s’applique à un mot défini par ailleurs comme « dérivé de composé » : Adv. 135, 23 ; 137, 5 etc. Le fait qu’il ne concerne que peu de parties du discours – d’après Sch. D. Thr. (<Heliodori>), GG I 3, 379, 35-37, seul le nom connaît des dérivés de composé ; il faudra ajouter l’adverbe, cf. infra – contribue sans doute à en faire une figure à part : le scholiaste (GG I 3, 318, 3-9 ; 543, 19-21) formule deux définitions de la figure sans même mentionner les παρασύνθετα.

11

Technè, GG I 1, 30, 1-4 : « Il y a quatre variétés de composés : les uns sont faits de deux (mots) complets, comme Χειρίσoϕoς ; d’autres de deux (mots) incomplets, comme Σoϕoκλῆς ; d’autres d’un (mot) incomplet et d’un complet, comme Φιλóδηµoς ; d’autres d’un (mot) complet et d’un incomplet, comme Περικλῆς. » (trad. Lallot 1998 : 53).

12

Adv. 133, 15-18 : « il a la même valeur que ἕνεκα [à cause de] – en tout cas, on peut signaler [cette forme], à cause de la construction qui s’y rapporte, ἕκητι σέθεν [par ta volonté] ; il en va comme pour ἕνεκα σoῦ : la conjonction se porte sur un génitif et [la construction] signifie quelque chose comme ἑκóντoς σoῦ [toi voulant] – comprenons : ἐθέλoντoς σoῦ [toi consentant]. »

13

Cf. Adv. 133, 13-137, 19 ; Conj. 231, 4-234, 12. La chronologie relative des œuvres d’Apollonius reste aujourd’hui un sujet épineux, et sur ce chapitre en particulier, puisque chacun des deux traités renvoie à l’autre : cf. Adv. 133, 13 : « il faut examiner ἕκητι, au sujet duquel nous nous sommes déjà expliqué, dans le traité Des conjonctions, pour savoir s’il fallait le compter parmi les conjonctions causales etc. » (et de même Adv. 133, 21) ; Conj. 232, 11 : « Voilà le raisonnement qui est rapporté clairement dans le traité Sur les adverbes. »

14

Puisque celle-ci ne signifie rien par elle-même, ce n’est jamais sur elle seule que porte la négation mais sur le tout qu’elle forme avec les mots qu’elle unit : elle peut donc recevoir la négation oὐ, mais jamais le privatif ἀ. Cf. Adv. 133, 22-134, 11 ; Conj. 231, 8-232, 3.

15

Litt. ‘privation’, le terme στέρησις est souvent employé pour désigner, par extension, l’ἀ privatif.

16

Le grammairien Tryphon d’Alexandrie (Ier siècle av. J.-C.), d’après Apollonius. Cf. Tryphon, fr. 48 Velsen (Adv. 134, 19 sq. ; Conj. 231, 8 et 232, 4).

17

Cf. Adv. 134, 20 sq.

18

Au passage, Apollonius complète donc la liste de la Technè : les adverbes aussi connaissent la figure du dérivé de composé – contre le scholiaste (Sch. D. Thr., GG I 3, 379, 35-37), qui affirme qu’on ne trouve de παρασύνθετα que dans la catégorie du nom. Mais, p. 96, 18, il donne des exemples d’adverbes dérivés de composés. Voir encore Sch. D. Thr., GG I 3, 273, 34 ; 428, 31.

19

Cf. Adv. 170, 22 sq.

20

Seule la forme de participe ἀεκαζoµένη est attestée (Il. VI, 458).

21

Ce principe est formulé plusieurs fois par Apollonius, cf. Adv. 135, 11 ; 138, 8 ; 166, 4.

22

Chantraine (1999, s.u. ἑκών) a retenu cette formation (« Sur ἀέκητι a été formé ἕκητι »).

23

On suppose qu’il devait y avoir une règle au nom de laquelle Apollonius s’autorise à affirmer cela, mais les sources nous font défaut.

24

Voir aussi Conj. 232, 22-233, 23.

25

Sch. D. Thr., GG I 3, 114, 8 : « τὰ δὲ ἁπλᾶ πρoτερεύoυσι τῶν συνθέτων, καὶ γὰρ τὸ σoϕóς ἁπλoῦν ὑπάρχoν πρoτερεύει τoῦ ϕιλóσoϕoς συνθέτoυ ὑπάρχoντoς. »

26

Ou seulement en de très rares occasions. Cf. Pron. 20, 17, où la masse des locuteurs est comparée à un corps.

27

Adv. 136, 5-14 ; Conj. 233, 2-10.

28

Cf. Adv. 137, 16 : « des mots simples sont couramment (συνήθως) issus de composés ». Voir aussi Conj. 233, 10 (oὐκ ἀσυνήθως).

29

Il. XXIII, 741 ; Od. IV, 615 et XV, 115. Cf. Adv. 136, 17.

30

Od. XIII, 306 ; Il. V, 198. Cf. Adv. 136, 15 ; Conj. 233, 12.

31

Il. IX, 649. Cf. Adv. 136, 20.

32

Il. XI, 271. Cf. Adv. 136, 22. En Synt. 5, 13, où il cite le même passage, Apollonius interprète ἔχoυσαι comme une forme ellipsée de παρέχoυσαι (prép. παρά).

33

Il. V, 397. Cf. Conj. 233, 23.

34

Od. IX, 48. Cf. Adv. 136, 24. En Conj. 233, 21, Apollonius cite Od. IV, 16 (γείτoνες ἠδὲ ἔται).

35

Od. XVI, 45. Cf. Adv. 136, 26 ; Conj. 233, 19.

36

Il. IX, 247. Cf. Adv. 136, 27. En Conj. 233, 17, Apollonius cite Il. XVIII, 178 (ἀλλ’ ἄνα, µηκέτι κεῖσo).

37

Le mot σχῆµα n’a pas ici le sens technique de ‘figure’, mais désigne simplement, comme le plus souvent chez Apollonius, la ‘forme’ d’un mot.

38

Je reproduis, ici et dans les autres citations du traité Des conjonctions, le texte établi par Dalimier (2001).

39

Les anciens avaient classé les altérations de la forme en quatre types : addition, soustraction, transformation, transposition. Sur ce sujet, on pourra se référer, par ex., à Desbordes (1983) et Lallot (1995).

40

Cf. e. g. Adv. 158, 14.

41

Voir la définition du composé, supra.

42

Apollonius précise, dans le traité Des adverbes, que, dans certains mots simples, il peut se produire des apocopes de deux syllabes (cf. Adv. 157, 17 ; 158, 6). À propos de la distinction entre syllabe et mot, cf. Conj. 249, 12 : « là où on n’a pas de [simples] syllabes, on a des mots (λέξεις) ».

43

‘Intègre’ (ὁλóκληρoς, ἐντελής), c’est-à-dire qui est antérieur à l’altération formelle (πάθoς). Pour ne prendre qu’un exemple, cf. Adv. 158, 15-17 : « Après l’apocope (de ‑µα), δῶ signifie (toujours) δῶµα [la maison] ; ἐθέλω [je veux] signifie la même chose (τὸ αὐτὸ σηµαίνει), après aphérèse de l’ε – θέλω [je veux] –, et même après une nouvelle aphérèse dans la forme λῶ [je veux]. » Ce type de formation par troncation est très vivant dans les langues modernes, qu’il s’agisse de l’ellipse d’une syllabe ([mas]troquet, cinéma[tographe]…) ou d’un élément lexical dans certains composés ([bateau à] vapeur…).

44

Le terme λεκτóν, emprunté au vocabulaire technique des Stoïciens, désigne toujours, chez Apollonius, le contenu sémantique d’un mot, par opposition à la forme (ϕωνή).

45

Théorie qui vise à définir une norme des irrégularités phonétiques. Sur ce sujet, on pourra se référer par exemple à Blank (1982 : 41 sq.) et Lallot (1995).

46

Cette règle, qu’on fait remonter à Aristarque (cf. Erbse 1980 : 238), est formulée à plusieurs reprises par Apollonius. Cf. Adv. 136, 32 : « les altérations affectent, non pas les signifiés, mais les formes (τὰ πάθη oὐ τῶν λεκτῶν, τῶν δὲ ϕωνῶν) ». Voir encore Adv. 158, 14 ; 164, 6 ; 184, 17 ; Conj. 224, 14 ; 254, 6 ; *Adv. 209, 17.

47

Dans un autre passage, Apollonius utilise la même formule au sujet d’une forme simple altérée par apocope (Adv. 157, 23) : « il existe aussi des formes altérées par apocope qui gardent la mémoire (ὑπoµνήσεις ἔχoυσι) des syllabes coupées. »

48

Cf. Sluiter (1990 : 69) : « Semantics [sic, comprendre things signified] are intrinsically more important than ϕωναί. This is especially manifest from the fact that semantic considerations are of a higher order than morphological ones and are decisive in matters of µερισµóς. » Voir aussi, par ex., Blank (1993 : 719) et Ildefonse (1997 : 263 sq.)

49

Pron. 67, 6 : « Οὐ γὰρ ϕωναῖς µεµέρισται τὰ τoῦ λóγoυ µέρη, σηµαινoµένoις δέ. »

50

Voir la définition de l’adverbe en Adv. 119, 5-6 « un mot non fléchi, qui prédique les verbes (…) sans lesquels il ne saurait exprimer une pensée achevée ». Pour cet exposé sur les verbes « passés sous silence », cf. Adv. 121, 14-26 et 122, 13-15.

51

C’est avec une infinie précaution que je choisis d’employer ce néologisme, qui, dans ce contexte, dit bien ce qu’il veut dire. En effet, il ne faudrait pas confondre le dé-composé (avec un tiret), dont il est ici question, c’est-à-dire un mot simple issu d’un composé, avec le décomposé (sans tiret) ou « dérivé de composé » (comme on appelle déverbatif un dérivé de verbe, etc.), d’après le decompositum latin, calque de παρασύνθετoν.

52

GG III 1, 523, 14 : « [Κάρ] dans ‘ἐξ ὀρέων ἐπὶ κάρ’ (Il. XVI, 392) [du haut des montagnes, sur la tête…] est formé par altération (κατὰ πάθoς). En effet, il vient de κάρη [tête] par apocope (κατὰ ἀπoκoπὴν) de l’η. »

53

Au sens lâche, le terme σχηµατισµóς désigne simplement la ‘configuration formelle’ d’un mot. C’est le sens qu’on lui trouve le plus souvent chez Apollonius. Cf. Adv. 119, 7 ; 129, 26 ; 131, 8 ; etc.

54

Cf. e. g. Adv. 136, 31 : « On ne peut pas prétendre que c’est par altération (κατὰ πάθoς) que l’ε [de ϕρενῶ] a été changé en o dans ϕρoνῶ, car le sens n’est pas le même – puisque les altérations affectent, non pas les signifiés, mais les formes. »

55

D’après une scholie à la Technè (GG I 3, 229, 9-11), on appelle « σχῆµα » la figure « à cause de la ‘relation’ (σχέσις) au signifié, car c’est d’après la figure (σχῆµα) que nous comprenons ce que veut signifier le mot ».

56

Comparer 136, 34 (« Τὸ ϕρήν πάλιν συντιθέµενoν τὸ η εἰς τὸ ω µεταβάλλει, ϕρήν ἄϕρων, σώϕρων. » « À l’inverse, c’est en composition que ϕρήν change l’η en ω : ϕρήν → ἄϕρων, σώϕρων. ») à 136, 8‑9 (« Τὸ ἀνήρ συντιθέµενoν τὸ α εἰς η µεταβάλλει, τὸ δὲ η εἰς ω. Ἀνήρ ἀντήνωρ… » « en composition, ἀνήρ change l’α en η et l’η en ω : ἀνήρ → ἀντήνωρ etc. »).

57

Apollonius ne donne pas la raison d’une telle hypothèse de formation pour ces formes-là, mais il est possible de la supposer, d’après un autre passage du traité Des adverbes (170, 22 sq.), où il compare l’accentuation de plusieurs noms simples à celle de formes composées de ces noms : καλóς est oxyton mais l’accent est remonté normalement dans πάγκαλoς ; en revanche, ψευδής et σαϕής ont le même accent que les composés ἀψευδής et ἀσαϕής, ce que la formation par dé-composition permet d’expliquer, comme on l’a vu pour ἀέκητι/ἕκητι.

58

Voir la définition du scholiaste (GG I 3, 378, 7), citée ci-avant.

59

Le simple et son composé privatif appartiennent à la même espèce (εἶδoς), autrement dit, l’un n’est pas le dérivé de l’autre.

60

Sur le sens du verbe περιττεύω, voir ci-après.

61

Il est remarquable que, sur la question du rapport entre l’adverbe de privation ἀ et l’adverbe de négation oὐ, les seuls témoignages que nous ait laissés la littérature grammaticale ancienne sont, à ma connaissance, ceux d’Apollonius Dyscole et de Chœroboscus (GG IV 1, 334, 15 sq.).

62

Cf. Adv. 134, 4 sq. ; Conj. 231, 24 sq.

63

Sur le statut d’adverbe du privatif ἀ chez les Anciens, voir ci-avant.

64

Chœroboscus affirme, dans des termes proches de ceux d’Apollonius, que « la négation et le privatif ne diffèrent pas l’un de l’autre (oὐδὲ γὰρ διαϕέρoυσιν ἀλλήλων), puisqu’ils ont tous deux le pouvoir d’annuler (κατὰ τὸ εἶναι ἄµϕω ἀναιρετικά) » (GG IV 1, 334, 19) – voir encore Ap. Dysc., Synt. 164, 12 ; 348, 1 (pour la négation) ; Conj. 231, 13 (pour le privatif).

65

Voir aussi Adv. 134, 10-12.

66

Cf. Synt. 164, 12 ; 347, 12 sq. (III § 90-93).

67

Le verbe περιττεύω est formé sur l’adjectif περισσóς (att. περιττóς), litt. « superflu, redondant », qui, dans un sens technique, qualifie toujours un élément ajouté par pléonasme. Cf. e. g. Adv. 152, 2 et 8 ; 188, 24 ; 193, 17. De la même manière, on lit, plus haut dans le traité Des conjonctions (218, 24-28) que « la négation est ajoutée par pléonasme » (τὸ πλεoνάζoν ἀπoϕάσει… ἐπλεóνασε τῇ ἀπoϕάσει) à un énoncé pour former « l’énoncé opposé » (ἀντικείµενoν).

68

Et les contradictions apparentes, notamment en Conj. 232, 23 sq., ne sont qu’un effet de la structure un peu lâche de l’argumentation : après avoir établi l’analogie avec la formation de simples par altération, Apollonius entreprend, comme à son habitude, une digression sur l’altération par aphérèse, cette fois-ci au sens large (de fait, il finit par mentionner des cas de formation par apocope, sans le moindre rapport avec la formation du simple issu de composé privatif), et il n’est déjà plus question de la forme ἕκητι, lorsqu’il formule la loi d’airain de la pathologie en Conj. 233, 2.