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Issue
Histoire Epistémologie Langage
Volume 41, Number 2, 2019
Prescriptions en langue
Page(s) 157 - 176
Section Varia
DOI https://doi.org/10.1051/hel/2019023
Published online 28 January 2020

© SHESL, 2020

À l’occasion du centième anniversaire de la publication de la première édition (Meillet 1918) des Langues dans l’Europe nouvelle d’Antoine Meillet (1866‑1936), nous voudrions revenir sur cet ouvrage, en interrogeant le début de son histoire − notamment grâce à des recherches effectuées dans le fonds Meillet conservé aux archives du Collège de France – et en analysant la façon dont ce livre (dans ses première et seconde [Meillet 1928] éditions) fut reçu parmi les adeptes des langues artificielles, compte tenu du fait que Meillet y avait exprimé un avis positif sur la question d’une langue internationale auxiliaire.

1 Quelques mots sur l’histoire de l’ouvrage

Les langues dans l’Europe nouvelle paraît en 1918, à Paris, chez Payot (qui avait publié le Cours de linguistique générale de Saussure en 1916). La deuxième de couverture nous apprend que cet ouvrage fut le premier paru d’une série intitulée « Les idées et les faits » et pour laquelle Payot avait déjà imaginé d’autres titres annoncés « en préparation » : La guerre et la géographie physique par Emmanuel de Martonne (1873‑1955) ou Le problème austro-hongrois par Louis Eisenmann (1869‑1937), entre autres. Mais une rapide recherche dans divers catalogues paraît montrer que la série cessa avec la publication de l’ouvrage de Meillet, puisqu’aucun des ouvrages annoncés ne semble avoir paru, à l’exception de celui d’Albert Demangeon (1872‑1940), Le déclin de l’Occident (Demangeon 1920), qui fut intégré non pas à la série « Les idées et les faits » mais au sein de la « Bibliothèque politique et économique ». Ainsi, Les langues dans l’Europe nouvelle de Meillet semble être le seul et unique ouvrage de la série « Les idées et les faits ». Peut-être que les conditions (économiques) de l’Europe en guerre ou la fin du conflit en novembre 1918 avaient compliqué ou rendu caduc le projet éditorial de Payot.

Une autre information qui nous est fournie par le livre concernant sa genèse se trouve dans le petit texte sans titre qui sert d’avant-propos. Dès les premières lignes, Meillet y annonce le lien affirmé entre son ouvrage et le contexte de l’Europe en guerre : « [s]ans les événements actuels, ce livre n’aurait pas été écrit » (Meillet 1918, p. 7). Les langues dans l’Europe nouvelle doit donc être considéré comme un ouvrage de circonstance, comme un « livre de guerre ». C’est ce qui explique peut-être que Meillet « l’écrivit au courant de la plume, en quelques semaines » (Vendryes 1937, p. 27). Cet ouvrage n’est pas le seul exemple qui voit Meillet quitter la linguistique à proprement parler pour s’intéresser au contexte troublé de l’Europe autour de la Première Guerre mondiale : il fut ainsi dans le groupe d’experts mis sur pied par le Quai d’Orsay pour discuter des problèmes que rencontrerait l’Europe à la fin du conflit et écrivit plusieurs articles sur la situation linguistique et politique de l’époque (voir Moret 2011). D’ailleurs, Meillet n’avait-il pas dit que le savant doit « éclairer ceux qui ont la charge d’agir » (Meillet 1918, p. 7) ?

Les archives Meillet conservées au Collège de France fournissent d’autres informations intéressantes en lien avec l’histoire de l’ouvrage. A ainsi été conservé le contrat1 entre Meillet et les éditions Payot pour la publication des Langues dans l’Europe nouvelle. Signé le 6 juillet 1917, ce contrat nous apprend plusieurs choses :

  • 1)

    L’ouvrage publié sous le titre Les langues dans l’Europe nouvelle avait été initialement pensé comme Les langues et la guerre, ce qui témoigne, une fois de plus, de la proximité de l’ouvrage avec son contexte de parution. Si le titre a finalement été changé – le contrat précisait que le titre initial « pourra[it] d’ailleurs être modifié [...], de concert entre les deux parties » –, c’est probablement suite aux événements de 1918 qui donnèrent assez rapidement à penser que la guerre ne se prolongerait pas en 1919 : « [à] partir d’août [1918], les armées allemandes, très affaiblies, reculèrent constamment » (Soutou 2008), jusqu’à l’armistice signé le 11 novembre. Si donc le titre de l’ouvrage de Meillet a été changé, c’est probablement pour qu’il reflète non plus la guerre, qui, semblait-il, finirait bientôt, mais plutôt désormais l’avenir radieux de l’Europe nouvelle que laissaient entrevoir la fin du conflit et le processus de reconstruction du continent européen, qui, très vite, furent accompagnés de fols espoirs (voir Moret 2017a) ;

  • 2)

    À la lecture du contrat passé entre Meillet et « MM. Payot », on apprend aussi, au point 1, que ce sont ces derniers qui sont à l’origine de l’ouvrage et qu’il s’agit donc d’une commande : « M. Meillet se charge d’écrire, à la demande de MM. Payot et Cie, un ouvrage intitulé : Les langues et la guerre, que MM. Payot et Cie auront le droit absolu et exclusif d’imprimer, de publier et de vendre. » Il faut remettre cette demande de Payot2 dans le contexte de l’époque. Très vite après le début des hostilités, on se rend compte que la guerre qui est en train d’avoir lieu modifiera en profondeur le continent européen et on se met à imaginer et à prévoir quelle sera la situation de l’Europe à la fin du conflit (voir ibid.). C’est donc probablement dans cette veine que s’inscrit la volonté de MM. Payot de demander à Meillet un livre sur la situation linguistique de l’Europe qui devrait aussi, selon les propos de Meillet, s’ouvrir sur l’avenir : « Pour prévoir quel état linguistique va s’établir, il faudrait pouvoir deviner quel sera l’état politique et social du monde durant le siècle qui s’ouvre. On ne peut qu’indiquer la situation actuelle et, connaissant les principes du développement, entrevoir la possibilité d’un état autre que l’actuel » (Meillet 1918, p. 13). Quant au fait que le choix de Payot se soit porté sur Meillet, il faut simplement rappeler que, à l’époque, Meillet était le linguiste français le plus célèbre ainsi qu’une « figure publique » (Swiggers 2006, p. 137) reconnue et respectée.

  • 3)

    Un des points du contrat montre que des traductions étaient envisagées, sous réserve de l’autorisation des éditeurs de la version française : « En cas de traduction de l’ouvrage dans une langue étrangère, traduction dont l’autorisation devra être donnée par MM. Payot et Cie [...] » (point III). À ce jour, il n’existe, à notre connaissance, que trois traductions intégrales de cet ouvrage de Meillet : une en néerlandais (Meillet 1921) et deux en japonais (Meillet 19433 et 2017). Et comme nous le verrons, des extraits ont aussi parfois été traduits dans les langues artificielles les plus connues des années 1920‑1930.

2 Le contenu

De façon générale, Meillet, dans Les langues dans l’Europe nouvelle, visait l’objectif global d’« exposer la situation linguistique de l’Europe telle qu’elle est » (Meillet 1918, p. 7) et de « marquer les conditions historiques et sociales qui ont déterminé cette situation » (p. 12)4.

L’idée centrale de l’ouvrage est occupée par ce que Meillet nomme la « situation linguistique » « paradoxale » « de l’Europe d’aujourd’hui » (p. 9). Alors même que « [l]e monde tend à n’avoir qu’une civilisation » (p. 10), que la « civilisation matérielle, la science, l’art même s’y unifient de plus en plus » et que « l’Européen cultivé se sent davantage chez lui dans tous les pays qui ont la civilisation européenne, c’est-à-dire, de plus en plus, dans le monde entier » (ibid.), le continent européen voit « les langues qui servent d’organes à cette civilisation » se multiplier et devenir « constamment plus nombreuses » (p. 9‑10). Il faut dire que « [c]haque nation, si petite soit-elle, veut avoir sa langue de civilisation à elle » (p. 10) ; bientôt, dit Meillet, « la connaissance de vingt langues diverses ne suffira pas pour suivre la civilisation de la seule Europe » (ibid.). Pour lui, une telle situation est non seulement « paradoxale » (p. 9), mais aussi inutile − « On n’a pas enrichi le trésor intellectuel de l’humanité, on a multiplié les manières banales de dire les mêmes choses » (p. 276) – et gênante (p. 11), et à plusieurs reprises dans son livre il rappellera son idée selon laquelle « l’emploi » des « idiomes de petits groupes » sera pour ces derniers « une cause de faiblesse » (p. 332) et d’isolement. Meillet était conscient que cette situation allait perdurer quelque temps − « Si prévaut le principe de l’Entente, que chaque nation a le droit de disposer d’elle-même, si prévalent les institutions démocratiques, il est à prévoir que dans le prochain avenir les langues nationales se maintiendront et se développeront, et que l’Europe comptera durant bien des années encore beaucoup de petites langues de civilisation » (p. 331) –, mais aussi convaincu que son idée-force − « L’unité de civilisation tend à exiger l’unité de langue » (p. 332) – finirait par se résoudre presque d’elle-même : d’un côté, « [c]hacune des démocraties nationales sentira qu’elle est une partie d’une humanité dont l’unité apparaît chaque jour plus évidente » (ibid.) et, de l’autre, « l’expérience montre aussi que l’outil linguistique a toujours été adapté aux besoins » (p. 333). C’est donc sur une note d’espoir qui fera écho à la « civilisation universelle de demain » (p. 13) annoncée dans les premières pages qu’il conclura son ouvrage :

Le monde sera au lendemain de la guerre autre qu’il était en juillet 1914. Les conditions politiques et sociales nouvelles qui résulteront de la guerre détermineront un état linguistique nouveau.

Les petites démocraties d’aujourd’hui se complaisent aux petites langues nationales ; la démocratie universelle qui s’institue trouvera librement ses moyens universels d’expression. (p. 334)

3 Le chapitre sur les « Essais de langues artificielles »

Face à la « situation paradoxale » qui voit se multiplier les langues alors que la même civilisation tend à s’imposer à l’échelle du monde, Meillet ne pouvait qu’affirmer que « [l]a nécessité pratique d’une langue internationale est évidente » (ibid., p. 326)5. Les langues dans l’Europe nouvelle se termine donc par un chapitre consacré aux « Essais de langues artificielles6 » (p. 318‑330) qui ne passa pas inaperçu parmi les adeptes de ces langues.

Meillet commence par y faire un rapide historique des tentatives de « parer aux difficultés que la différence des langues et leur variété causent à la civilisation au moyen d’une langue artificielle que tous les hommes pourraient utiliser, indépendamment de leur langue maternelle » (p. 318). Après avoir mentionné les tentatives irréalisées des « philosophes » « de constituer une langue rigoureusement précise » (ibid.), il parlera rapidement du « trop difficile » volapük qui « a été rapidement abandonné » (p. 319) avant de présenter et d’analyser l’espéranto, puis de se prononcer sur l’ido.

De façon générale, on pourra résumer les propos de Meillet sur les langues internationales artificielles avec les points suivants :

  • Pour Meillet, toutes les langues sont, dans une certaine mesure, artificielles : « Une langue est une institution sociale traditionnelle. La volonté de l’homme intervient sans cesse dans le langage. Le choix d’un parler commun tel que le français, l’anglais ou l’allemand procède d’actes volontaires. […] Et c’est par un choix volontaire que se forme le vocabulaire savant qui est maintenant une grande partie du vocabulaire courant des langues civilisées » (p. 321‑322).

  • Partant du point précédent, il est d’avis que les « faits linguistiques » ne sont pas « une donnée sur laquelle les hommes n’auraient pas d’action » (p.12) : « Plus ils prendront conscience de leur pouvoir sur la langue, mieux les citoyens du monde nouveau […] sauront, sans tyranniser aucune nation, et par le choix libre mais concordant des individus, des groupes sociaux et des peuples, plier la demi-anarchie linguistique d’aujourd’hui à la discipline qu’imposera la civilisation universelle de demain » (p. 13).

  • Meillet considère comme « bon » le « principe sur lequel repose l’espéranto » ; Zamenhof n’a pas créé une langue « de toutes pièces », mais « dégagé des langues européennes l’élément commun qu’elles renferment » (p. 319) ; il conclura par ces mots souvent cités : « Toute discussion théorique est vaine : l’espéranto a fonctionné » (p. 321).

  • Mais tout n’est pas parfait dans le système de Zamenhof, notamment au niveau du vocabulaire qui « n’a pas toujours été choisi conformément au principe de la plus grande extension des mots en Europe » (p. 322‑323) : ainsi du mot choisi par Zamenhof (hundo) pour chien, alors que ce mot ne se retrouve que dans « l’allemand seul » (p. 323).

  • À la suite de cela, Meillet écrira que l’ido, basé « sur le même principe que l’espéranto », l’a appliqué « avec plus de rigueur » (ibid.).

  • Meillet affirme qu’« une langue artificielle fondée sur le principe de l’espéranto et de l’ido peut fonctionner » (p. 323) et qu’elle rendrait « de grands services » (p. 324) : « Avec une langue internationale artificielle, l’humanité disposerait d’une force nouvelle » (p. 330). Mais les propos de Meillet à ce sujet ne sont pas dénués de clichés : « Une langue artificielle se prête bien à l’exposé pur et simple de faits et d’idées qui ne sont pas trop délicatement nuancés ; mais elle est, par nature même, inapte à l’expression littéraire » (p. 326).

  • Le choix et l’établissement d’une telle langue artificielle ne pourront se faire que « par une entente entre les États » (p. 326) qui « seuls […] pourront en imposer l’étude aux enfants et la pratique à ceux de leurs fonctionnaires qui ont des rapports avec les étrangers » (p. 327).

Clairement, ces propos en faveur d’une langue internationale artificielle, d’autant plus qu’ils émanaient d’un linguiste qui, au moment de sa mort, sera considéré comme ayant été le « maître des études linguistiques du temps présent » (Boyer 1936, p. 196), tranchaient avec ce que les adeptes des langues artificielles internationales avaient l’habitude d’entendre7. On rappellera ici, avec Michel Bréal (1832‑1915) que les langues artificielles avaient connu les « dédains » (Bréal 1901, p. 241) de la science et que, moins de dix ans avant Les langues dans l’Europe nouvelle, un autre linguiste, Albert Dauzat (1877‑1955), avait cru nécessaire d’insister « sur le danger − encore trop peu soupçonné – que font courir à notre langue [française] » (Dauzat 1912, p. IX) et aux autres « langues nationales » (ibid., p. 222) « les idiomes artificiels » (ibid., p. IX), faisant ainsi écho aux critiques que les néogrammairiens Karl Brugmann (1849‑1919) et August Leskien (1840‑1916) avaient déjà prononcées, quelques années avant, contre les langues artificielles (Brugmann et Leskien 1907).

4 Parmi les adeptes des langues artificielles

Ces propos de Meillet, parce qu’ils étaient positifs et émanaient d’un professionnel qui faisait autorité, furent relevés et mis en avant par certains adeptes d’une langue internationale artificielle, qu’elle s’appelât espéranto, ido, occidental ou latino sine flexione.

4.1 La réception espérantiste

Parmi la communauté espérantiste, la première mention de cet ouvrage de Meillet se trouve, à notre connaissance, dans le numéro d’avril 1919 de la revue Esperanto, qui était et est toujours la revue de l’Universala Esperanto-Asocio (UEA), sous la forme d’un compte rendu de l’espérantiste suisse Edmond Privat (1889‑1962). Meillet y est, au début, présenté comme le « fameux linguiste français » et son chapitre sur les langues artificielles est jugé « remarquable [rimarkinda] », dans lequel est affirmé que « l’utilisation d’une langue internationale se généralisera inévitablement suite à la décision instamment nécessaire des gouvernements », car c’est la « vie même qui l’exige » (Privat 1919, p. 59). Mais très vite, Privat laissera les louanges pour pointer ce qui lui semble problématique dans l’ouvrage de Meillet. Ce qu’il va reprocher au linguiste, c’est de privilégier la « théorie » face aux « faits »8 (ibid.), notamment quand Meillet liste les inconséquences de l’espéranto9. Pour Privat, pointer les défauts de l’espéranto témoigne d’une volonté de tendre vers une langue parfaite, et, ce faisant, Meillet ne fait qu’énoncer des « rêves » derrière lesquels « disparaît la méthode scientifique » (ibid.). En effet, une telle volonté pose un certain nombre de problèmes. Qui, demande Privat, « décidera de la perfection » de telle ou telle langue ? « Combien de temps devrons-nous attendre jusqu’à ce que le système choisi ou même le système retravaillé [nove verkita] » soit considéré comme suffisamment parfait (ibid.) ? Ce qui importe à Privat, ce ne sont pas ces considérations théoriques (il ne veut pas d’une langue de « théoriciens [teoriuloj] » [ibid.] comme l’ido), ni le fait de savoir si Zamenhof a correctement sélectionné le fond lexical de l’espéranto ; pour Privat, il faut retenir le fait que, en espéranto, « la plus grande part des mots et des expressions ont été acceptés par l’usage quotidien » et que cet usage quotidien a donné naissance à une « langue complète » (ibid.). La fin de son compte rendu sera consacrée à louer le travail et la réussite de Zamenhof, mais aussi à présenter l’espéranto comme la solution à prendre en considération :

Quand les gouvernements devront choisir [alpreni] une langue internationale, ils ne pourront pas se risquer dans une nouvelle aventure ; ils auront besoin d’atteindre rapidement un résultat, et tout le travail que les espérantistes [Esperantistaro] font depuis trente ans leur apparaîtra comme un trésor inespéré permettant tout de suite une utilisation pratique. (ibid.)

Ses derniers mots seront pour appeler les espérantistes à « valoriser » l’espéranto « devant le monde blessé » par la guerre (ibid.).

Dans le numéro de la revue Esperanto qui suivra celui du compte rendu de Privat, un article paraîtra, avec comme titre « La lingvoj en nova Eŭropo » [Les langues dans l’Europe nouvelle] (Meillet 1919a), où seront présentés traduits en espéranto plusieurs extraits du livre de Meillet. Les extraits choisis contiennent clairement des propos qui parlent en faveur d’une langue internationale en général et de l’espéranto en particulier ; ainsi, il sera question, entre autres, de la situation linguistique paradoxale de l’Europe, du fait que la perte du latin comme langue commune de la science fut cause de difficultés, que le français et l’anglais comportent des difficultés certaines qui, c’est sous-entendu, les rendent inaptes au rôle de langue internationale ; mais l’essentiel de l’article sera composé de la traduction en espéranto du chapitre de Meillet consacré aux « Essais de langues artificielles », bien évidemment expurgé des passages qui n’entraient pas dans une promotion pure et simple de l’espéranto : sont ainsi absents les passages où Meillet reproche à Zamenhof ses choix lexicaux ou dit que l’ido a été pensé avec plus de conséquence.

Parmi les réactions espérantistes, il faut encore mentionner un compte rendu écrit par Camille Aymonier (1866‑1951), ardent propagandiste français de l’espéranto. Le 11 février 1919, il fait paraître sur trois colonnes dans le journal socialiste La bataille10 un long texte sur « le livre que vient d’écrire un maître de la linguistique, le savant professeur du Collège de France, M. A. Meillet » (dont, d’ailleurs, on « ne s’avisera point de mettre en doute l’impartialité »), qu’il se propose de « faire connaître aux Espérantistes » et dont il citera « abondamment » des extraits, « pour leur fournir les arguments solides, invincibles et qui fassent taire certains adversaires obstinés à parler au nom de la science » (Aymonier 1919)11. Car, c’est l’avis d’Aymonier, Meillet a, dans son livre, « prononcé un arrêté définitif » (dont il faut « prendre acte ») en faveur d’une langue internationale (ibid.) : Meillet n’a-t-il pas affirmé que les « peuples sont les artisans de leur langue », « que l’outil linguistique a toujours été adapté aux besoins, que les sociétés surtout dans les périodes de crises savent choisir la langue qui leur convient » (ibid.) et que « la démocratie universelle qui s’institue trouvera librement ses moyens universels d’expression » (Meillet 1918, p. 334) ? Aymonier a aussi « aim[é] à recueillir ces vérités de bon sens » (Aymonier 1919), quand Meillet, dans son chapitre sur la nécessité des « langues secondes » (Meillet 1918, p. 284‑302), dit que l’« apprentissage des langues […] demande à la jeunesse cultivée un très grand effort […] qui pourrait en partie être mieux employé » (p. 300‑301), ou quand il affirme que « [l]a société des nations devra se servir à la fois des principales langues actuelles de civilisation et sans doute, accessoirement, d’une langue internationale, qui répondront à des besoins différents » (p. 333). Peu importe, poursuit Aymonier, si, par son « accessoirement », Meillet réserve à la langue internationale « les emplois pratiques » (Aymonier 1919). Il s’agit pour l’espérantiste de rien de moins que de la reconnaissance et de l’officialisation de la langue internationale, qui finira par trouver sa place parmi les autres langues du monde : « Qu’elle soit plus utile que brillante, il est possible, mais dans une démocratie, cette sœur pauvre, mais dévouée, accueillante à tous, toute à tous, chaque jour fera apprécier davantage ses services, s’attirera une reconnaissance universelle, à côté de ses aînées justement fières, justement honorées et choyées » (ibid.).

Toujours en 1919, la revue Le travailleur espérantiste, l’organe de l’Union espérantiste ouvrière française, proposera à ses lecteurs de lire « L’opinion d’un linguiste » (Meillet 1919b) en une de son numéro d’octobre. Là aussi, il s’agissait de quelques pages des Langues dans l’Europe nouvelle (Meillet 1918, p. 324‑328) tirées du chapitre sur les langues artificielles. Chose intéressante, quelques mois plus tard, en février 1920, cette même revue reviendra sur le sujet avec un article d’Eugène Adam (1879‑1947)12, accompagné d’une lettre de Meillet adressée à Adam. On comprend à la lecture de cet article qu’Adam avait demandé « à M.A. Meillet son opinion sur la solution du problème de la L[angue] I[nternationale] » (Adam 1920, p. 1) et que ce dernier lui a répondu. Dans sa lettre, Meillet rappelle deux de ses idées relatives au problème d’une langue internationale artificielle, à savoir : que l’espéranto tel qu’il est n’est pas la solution (« Je suis convaincu que, avant d’être adopté définitivement, le Fundamento13 devra être révisé ») ; et que le « problème ne prendra un aspect réel que le jour où un groupe d’États ou, à défaut d’États, un ensemble d’organisations internationales (des Syndicats par exemple) décidera d’utiliser pratiquement un idiome artificiel » (Meillet cité dans ibid., p. 1). À partir de cette lettre reçue de Meillet, Adam, qui n’est pas troublé outre mesure − « C’est clair. L’intangibilité du Fundamento n’est que provisoire » (ibid., p. 1) – par le fait que Meillet souhaite des changements dans l’espéranto, pourra dès lors affirmer que le mouvement espérantiste ouvrier a raison quand il s’adresse « à l’Internationale » « en tant que force organisatrice de la Société de demain » « pour résoudre pratiquement la question » d’une langue internationale (ibid., p. 1‑2). Dans ce cas-là aussi, Meillet sert de caution : « Et voilà qu’un des représentants les plus autorisés de cette science linguistique, nous dit que la solution ne dépend pas des grammairiens ! » (ibid., p. 114).

4.2 La réception idiste

Les espérantistes ne furent pas les seuls à profiter de la parution d’un livre écrit par un éminent linguiste dans lequel les langues artificielles étaient présentées comme une solution nécessaire qui « doit être réalisée » (Meillet 1918, p. 326). Les idistes se manifestèrent également, essentiellement sous la forme d’une petite brochure intitulée Opinion d’un linguiste sur la langue artificielle (Meillet 1919c), qui présentait, en version bilingue ido-français, des extraits des Langues dans l’Europe nouvelle traduits par Louis de Beaufront (1855‑1935) et auxquels étaient ajoutées quelques annexes. Le numéro de novembre 1920 (p. 135) de la revue idiste Mondo présente d’ailleurs cette brochure comme « la meilleure possible [la maxim bona posibla] » pour propager l’ido, comme « un véritable panégyrique [vera panagiro] » en faveur de l’ido.

Dans cette brochure, on l’aura compris, Meillet sera mis en avant comme « un éminent linguiste d’ailleurs favorable à l’ido » (Meillet 1919c, p. 51) et c’est l’intégralité de son chapitre sur les langues artificielles qui sera traduite en ido. À cela s’ajoutent d’autres passages qui, comme dans le cas des extraits choisis par les espérantistes, contribuent à présenter l’utilité d’une langue internationale. Les autres extraits présentent « les difficultés » de l’« isolement linguistique » qui va à l’encontre de l’« universalisme de la civilisation moderne » (Meillet 1919c, p. 25 ; 1918, p. 276) ; les difficultés causées par la multiplicité des langues (Meillet 1919c, p. 25‑27 ; 1918, p. 299) ; les « [i]nconvénients des langues secondes » (Meillet 1919c, p. 27‑31 ; 1918, p. 300‑302) ; les difficultés inhérentes aux langues française, allemande et anglaise (Meillet 1919c, p. 30‑45) que Meillet signale à plusieurs endroits de son ouvrage ; et enfin, le problème de « [l]a multiplicité des langues » (Meillet 1919c, p. 46‑49 ; 1918, p. 272‑273).

À la fin de cette brochure (Meillet 1919c, p. 48‑51), on trouve la reproduction d’un article paru à l’origine dans le Bulletin français-ido de la langue auxiliaire dans lequel de Beaufront répondait au reproche de Meillet (1918, p. 323) selon lequel la forme hundo choisie par Zamenhof pour signifier chien (et que l’ido avait aussi préférée) témoignait d’une reculade devant le « principe de la plus grande extension des mots en Europe » (p. 322‑323), que Zamenhof souhaitait suivre pour la constitution du lexique de l’espéranto. Face à hundo, Meillet préférait clairement « kano, d’après l’italien cane, portugais cão, français chien » (p.323). Dans sa réponse à Meillet, de Beaufront expliquait le choix de l’espéranto et de l’ido en faveur de hundo en trois points : 1) « kan donnerait en Ido kan-ulo, chien mâle, kan-ino, chienne, mais kanulo est nécessaire pour “canule” et kanino pour “dent canine” » ; 2) « hund, qui atteint l’élément germanique, n’est pas étranger à l’anglais : celui-ci a hound, “chien” et plus spécialement “chien de chasse” » ; 3) « L’Ido a donc bien fait de garder la racine hund prise par l’Espéranto, puisque l’internationalité elle-même écarte kan pour “chien”, dans la langue auxiliaire, et lui impose hund » (de Beaufront dans Meillet 1919c, p. 49).

Meillet se prononça en faveur de l’ido face à l’espéranto dans un autre texte encore. On retrouve la même idée − « la grammaire de l’ido répond mieux aux exigences d’une langue internationale que celle de l’espéranto » – dans le compte rendu que Meillet fit en 1911 du livre de Gustave Gautherot (1880‑1948) sur La question de la langue auxiliaire internationale (1910) (Meillet 1911). Comme ceux que l’on trouve dans Les langues dans l’Europe nouvelle, les propos de Meillet présents dans ce compte rendu n’échappèrent pas aux idistes, et l’on trouve ainsi, dans la revue Mondo, l’idée émise par l’idiste soviétique Nikolaj Jušmanov (1896‑1946) d’utiliser ces propos favorables de Meillet comme slogan de propagande à imprimer au dos de petites cartes (fig. 1) qu’il prévoyait de produire afin de faire connaître les nouveaux mots introduits dans la langue ido (Yushmanov 1922, p. 217).

Parmi les promoteurs de l’ido, il y avait le logicien et philosophe Louis Couturat (1868‑1914), que Meillet connaissait et fréquentait15. En lien avec Couturat, il convient de signaler que ce dernier suivit le cours sur la morphologie générale et les catégories grammaticales que Meillet donna au Collège de France durant l’année 1910‑1911 et qu’il publia en ido les notes qu’il prit à cette occasion (Meillet 1911-1912).

thumbnail Figure 1

Mondo 6, juin 1922, p. 217

4.3 La réception parmi les adeptes de l’occidental/interlingue

En 1922, Edgar de Wahl (1867‑1948) proposait son projet de langue internationale artificielle sous le nom d’occidental (plus tard, cette langue sera renommée interlingue). Au moment de la parution de la première édition des Langues dans l’Europe nouvelle, il n’existait donc encore aucun mouvement en faveur de cette langue. C’est donc à l’occasion de la parution de la deuxième édition (Meillet 1928), quelque peu modifiée et mise à jour et à laquelle avait été ajouté l’appendice de Lucien Tesnière (1893‑1954) sur la « Statistique des langues de l’Europe », que l’on va retrouver quelques traces des Langues dans l’Europe nouvelle dans la presse « occidentaliste ». La revue Cosmoglotta va ainsi publier au milieu de l’année 1933 deux articles signés Antoine Meillet (présenté comme « membre del Institut de Francia ») mais qui étaient en fait la traduction en occidental de deux passages des Langues dans l’Europe nouvelle. Le premier de ces deux articles est intitulé « Li latin e li modern lingues » [Le latin et les langues modernes] (Meillet 1933a) et est la traduction du chapitre homonyme qui se trouve dans les deux éditions de l’ouvrage de Meillet (1918, p. 303‑310 ; 1928, p. 264‑269). Comme ce chapitre a subi quelques modifications entre la première édition de 1918 et la seconde de 1928, il est établi que la traduction en occidental a été faite à partir de l’édition de 1928. Il convient de remarquer un fait qui intéressera l’histoire de l’occidental. La traduction en occidental du chapitre sur « Le latin et les langues modernes » n’est pas intégrale ; n’y a pas été intégré le petit passage suivant (qui était absent de la première édition de 1918) : « En renonçant pour sa jeunesse à toute étude du latin, à tout l’humanisme, la Russie soviétique a marqué la rupture avec l’Europe occidentale qui est l’un des traits essentiels de sa politique » (Meillet 1928, p. 266). Si ce passage n’a pas été traduit et présenté dans la revue Cosmoglotta, c’est probablement en raison de sa critique de la politique soviétique ; nous y reviendrons.

La raison de la traduction de ce chapitre sur « Le latin et les langues modernes » est relativement évidente. De Wahl souhaitait que sa langue, l’occidental, conservât, contrairement à l’espéranto, les mots dans leur « orthographe internationale » (Jacob 1947, p. 60) la mieux conservée possible et rejetait ainsi trop d’artificialité (comme, par exemple, le fait que, en espéranto, tous les substantifs soient dotés de la même désinence). De Wahl appartenait au courant « naturaliste » de construction de langue et prônait un appui le moins modifié possible sur le latin, vu comme la base de toutes les langues de l’Europe (ibid.). Les propos de Meillet présents dans le chapitre traduit allaient clairement dans les sens de de Wahl : Meillet y affirmait notamment que « [t]outes les langues modernes de l’Europe occidentale sont pleines de latin » (Meillet 1928, p. 265), que « [c]’est par le latin seul qu’on peut comprendre les rapports qu’ont entre eux les vocabulaires de l’Europe occidentale » et « que se rejoignent les langues romanes et les langues germaniques telles que l’anglais et l’allemand » (ibid.). Meillet avançait donc la place et le poids du latin pour la « civilisation » et les langues de l’Europe occidentale :

Derrière les langues de l’Europe occidentale, on retrouve toujours le même fonds de civilisation méditerranéenne, développé par les Grecs de l’époque classique, fixé à l’époque hellénistique, dans les siècles qui ont immédiatement précédé l’ère chrétienne, et que Rome s’est assimilé. Les langues modernes en ont pris une part directement au grec et quelques débris à l’arabe ; mais de beaucoup la plus grande partie de ce qu’elles possèdent leur vient par le latin. Et, d’autre part, c’est à Rome que s’est constituée la notion de l’État moderne, et que les institutions juridiques ont pris leur forme et reçu leur théorie. (ibid., p. 269)

Dans cet exemple-là aussi, les adeptes d’une langue artificielle, en l’occurrence l’occidental, trouvèrent également, dans l’ouvrage de Meillet, des arguments en faveur du système qu’ils défendaient, mais pas forcément dans le chapitre consacré aux langues artificielles.

On trouve un dernier (à notre connaissance) extrait des Langues dans l’Europe nouvelle dans le numéro de septembre-octobre 1933 de cette même revue Cosmoglotta : sous le titre « Lingue e societé » [Langue et société] (Meillet 1933b) est traduite en occidental la conclusion de la deuxième édition de 1928 (Meillet 1928, p. 286‑288) ; là aussi, ce n’est pas l’intégralité du texte qui est traduite, il manque en effet un paragraphe critique, non plus envers l’URSS, mais envers l’Allemagne : « On ne propage pas une langue par la force ; en imposant sa culture aux Slesvigois qu’elle s’était annexés par la violence, comme aux Polonais de Poznanie ou aux Lorrains de Metz, l’Allemagne s’est fait un tort moral dont elle ne mesure pas l’étendue » (ibid., p. 286). On peut imaginer, avec l’exemple déjà évoqué de la suppression d’un passage critique envers l’URSS, qu’un mouvement de promotion d’une langue internationale ne pouvait propager des propos partiaux ; il s’agissait aussi de ne pas donner une mauvaise image de la langue occidental/interlingue et de ses adeptes, ce d’autant plus quand le créateur de la langue Edgar de Wahl résidait, dans les années 1930, en Estonie, pays alors indépendant, mais perdu loin des centres vitaux du mouvement qu’étaient alors la Suisse et l’Autriche.

Pour le reste, les conclusions auxquelles arrive Meillet à la fin de son ouvrage conviennent également au mouvement « occidentaliste » (comme elles avaient convenu aux espérantistes et aux idistes) : à partir de l’idée que « [l]’unité de civilisation tend à exiger l’unité de langue » (Meillet 1928, p. 287 ; 1933b, p. 68), les partisans de l’occidental vont, avec Meillet, rappeler que « l’expérience montre aussi que l’outil linguistique a toujours été adapté aux besoins », que « [q]uand il le faut, les sociétés savent échapper à des traditions périmées » (comme, peut-être, celle qui considère les langues internationales artificielles comme une ligne rouge à ne pas dépasser) et que « la démocratie universelle qui s’institue trouvera ses moyens universels d’expression » (Meillet 1928, p. 288 ; 1933b, p. 69).

Suite au décès de Meillet, la revue Cosmoglotta publia une nécrologie en occidental (fig. 2), signée par le Suisse Ric Berger (1894‑1984). Là aussi sera affirmé que la disparition de ce « grand linguiste » est « un événement » pour les « interlinguistes », « car Meillet était un des rares linguistes qui s’intéressait à la langue internationale et insistait [emfasat] sur son utilité et sa nécessité », et que son « célèbre livre » sur les Langues dans l’Europe nouvelle comportait un chapitre « en faveur » d’une langue internationale (Berger 1936). Berger dit aussi posséder des lettres de Meillet à Couturat16 dans lesquelles le linguiste fait part de son incompréhension face à l’accusatif de l’espéranto et face à la décision de l’ido de le conserver aussi dans les cas où le complément direct précède le sujet. Remarquons que cela semble parler en faveur de l’occidental qui ne possède, lui, pas d’accusatif. Cette nécrologie est illustrée d’un portrait de Meillet, que l’on doit sûrement à Berger qui était peintre et professeur de dessin.

thumbnail Figure 2

nécrologie de Meillet en occidental dans la revue Cosmoglotta 111, nov.-déc. 1936, p. 77.

4.4 Du côté du latino sine flexione

En 1903, le mathématicien italien Giuseppe Peano (1858‑1932) présente son latino sine flexione (Peano 1903). Il ne s’agit pas en réalité de la présentation d’un nouveau projet de langue, mais de la théorisation de la simplification du latin afin qu’il puisse jouer le rôle de langue internationale du xxe siècle. Après une analyse détaillée de la revue Academia pro Interlingua. Circolares (qui exista de 1915 à 1924), il faut constater que la première édition des Langues dans l’Europe nouvelle ne fit pas l’objet d’un compte rendu ni d’un article. Cela peut surprendre après ce qui vient d’être rappelé concernant les propos de Meillet relatifs à sa conception du latin comme langue unifiant la civilisation occidentale, mais il est possible que les conditions dues à la guerre aient compliqué le travail éditorial et le contenu de la revue, qui cessa de paraître entre 1915 et 1919 et dont les numéros de l’immédiat après-guerre furent relativement petits. Meillet et ses idées sont néanmoins présents dans les années 1920 dans les pages de la presse promouvant le latino sine flexione. Le mathématicien italien Alpinolo Natucci (1883‑1975) y présente et commente en 1923 un article de Meillet sur « L’unité romane » (Meillet 1922) et y trouve des arguments en faveur d’une langue internationale comme le latino sine flexione. Dans son article, Meillet avait souhaité montrer, avec appui sur l’histoire des langues romanes, que « [t]oute unité linguistique repose sur une unité de civilisation soit actuelle, soit passée » (ibid., p. 149). À partir de la démonstration de Meillet, Natucci avait conclu que les observations de Meillet « offr[aient] un nouvel argument en faveur de la diffusion d’une langue internationale et notamment du latino sine flexione » (Natucci 1923).

Si, à notre connaissance, la première édition des Langues dans l’Europe nouvelle ne semble pas avoir été présentée ni recensée dans la presse en latino sine flexione, la seconde édition de 1928 eut droit à un petit article dans le premier numéro de 1930 de la revue Schola et vita. Toujours de la plume de Natucci, ce petit texte intitulé « Babylonia linguistico moderno » rappelle l’idée centrale du livre de Meillet, celle de l’absurdité de l’actuelle situation linguistique de l’Europe qui voit se multiplier les langues nationales « [p]endant que la civilisation devient de plus en plus une [fi magis et magis uno], pendant que les relations entre les divers peuples deviennent toujours plus amples » (Natucci 1930, p. 3) ; et surtout la solution prônée par Meillet sous la forme d’une langue auxiliaire internationale, pour laquelle, bien sûr, Natucci proposera la langue de Peano (ibid., p. 4).

Signalons enfin que ce même Natucci trouva dans un autre article de Meillet de quoi justifier et mettre en avant le latino sine flexione. En 1929, Meillet avait écrit un article sur « La situation linguistique en Asie » (Meillet 1929) dans lequel il avait parlé de la crise que traversaient certains pays d’Asie (dont la Chine), empêtrés dans une langue et une écriture archaïques incompatibles avec leur souhait de rejoindre la civilisation européenne :

[À] un moment où […] les peuples de l’Asie ne peuvent prendre dans le monde la place qu’ils ambitionnent sans acquérir et sans savoir exprimer les idées de la science européenne et sans savoir manier les doctrines sur lesquelles reposent les techniques, leurs langues de civilisation se trouvent impropres à cette tâche. […] Partout en Asie est ouverte une même grande crise des langues de civilisation, et il faudra pour la résoudre de longues années. (ibid., p. 185)

Face à cette situation, Natucci proposa la solution du latino sine flexione : ce dernier permettrait d’atténuer cette crise, puisque les peuples d’Asie pourraient utiliser leurs langues nationales pour tous les usages littéraires et le latino sine flexione comme langue technique et scientifique (Natucci 1929, p. 219) pour entrer dans la civilisation européenne.

5 Conclusion

Nous avons tenté de présenter le plus précisément possible la réception des Langues dans l’Europe nouvelle parmi les adeptes des langues internationales artificielles. Nous avons vu que les adeptes des différents systèmes avaient accordé une importance certaine à l’avis de Meillet et avaient tous profité de ce livre pour mettre en avant la langue qu’ils défendaient, parfois au moyen de quelques arrangements. Redisons que ce livre de Meillet et son chapitre tout à fait positif sur les langues artificielles avaient de quoi étonner dans un contexte pas toujours favorable à ces langues.

Nous aimerions, pour conclure, signaler qu’il existe d’autres pistes autour de la réception des Langues dans l’Europe nouvelle (que ce soit la première ou la seconde édition) qui mériteraient, à notre avis, d’être suivies17 ; en voici notamment deux que nous mentionnons avec l’espoir de susciter la curiosité, l’aide et la collaboration d’autres collègues. Il serait ainsi intéressant de dépouiller les journaux et les revues parus en Allemagne (et dans le monde germanique) et dans les pays slaves pour voir si d’autres comptes rendus existent, qui puissent aider à préciser l’histoire de cet ouvrage de Meillet et ses différentes réceptions.

Concernant le monde slave, la moisson est pour le moment maigre ; un seul document existe dans les archives Meillet du Collège de France, présenté comme la traduction « du polonais » d’un texte paru dans « La vie, supplément no 35 de “La voix du peuple”, 9 février 1930 » qui, à propos de l’appendice statistique de Tesnière, dit que « [l]a statistique dite linguistique est une des plus arbitraires, des plus capricieuses et des plus fausses qui soient18 ».

Quant à la piste « germanique », déjà suggérée par Alf Sommerfelt (1971 [1937], p. 384]) (1892‑1965), elle est aussi évoquée dans une lettre de Tesnière à Meillet, datée du 19 mai 193119. Après le « Mon bien cher maître » d’usage, Tesnière fait part à Meillet des choses suivantes, en lien avec la seconde édition de 1928 et de son appendice statistique :

Vous aurez sans doute reçu comme moi le dernier numéro d’Elsass-Lothringen Heimatstimmen, publié par Robert Ernst à Berlin. Le cahier de mai 1931 contient page 225 un article de 4 pages sur les statistiques des langues en Alsace. Avec une mauvaise foi totale et une assurance des plus déplaisantes, l’auteur commence par déclarer à qui sait lire entre les lignes qu’il est bien décidé à prendre chez moi tout ce qui est favorable à sa thèse et à répudier tout le reste […].

En ce qui vous concerne, vous y êtes naturellement traité de nationaliste chauvin […]. Mais là où le Dr. Ernst passe toute mesure, c’est lorsqu’il me reproche de ne pas avoir fait une colonne linguistique spéciale pour vous, qui êtes « der Nationalfranzose und Ostjude Meillet ».

Il y a donc bel et bien eu une réception « allemande » des Langues dans l’Europe nouvelle du « Nationalfranzose und Ostjude Meillet », que l’on pourrait coupler peut-être avec une analyse de la réception en Allemagne des Caractères généraux des langues germaniques (Meillet 1917), jugée également problématique par Sommerfelt (1971 [1937], p. 384]).

Il reste donc des pistes à suivre pour replacer dans son contexte de parution et de réception cet ouvrage de Meillet parfois considéré comme « un de ses plus originaux » (Vendryes 1937, p. 27) et dont nous avons célébré en 2018 le centième anniversaire.

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1

Archives Meillet, Collège de France, dossier « MLT 23.2 : Contrats d’édition ».

2

Aurélien Sauvageot (1897‑1988), dans ses souvenirs, présente un peu différemment l’histoire de la première édition des Langues dans l’Europe nouvelle : « Meillet m’avait fait l’insigne honneur de m’en faire lire le manuscrit et d’en corriger un jeu d’épreuves alors que je n’avais que vingt ans. Il l’avait rédigé à la demande exprimée par nombre de ses amis et de ses collègues. On voulait savoir ce qu’il pensait de la situation linguistique de l’Europe et surtout de ce qu’elle pourrait devenir après la guerre » (Sauvageot 1988, p. 156).

3

Il serait intéressant de faire un jour l’histoire de cette traduction japonaise de 1943 : pourquoi, en pleine Seconde Guerre mondiale, le Japon entreprend-il la traduction d’un ouvrage sur la situation linguistique de l’Europe ?

4

Pour exposer brièvement le contenu de cet ouvrage de Meillet, nous nous basons sur la première édition de 1918. La seconde édition de 1928 a certes subi quelques modifications et ajouts (voir, par exemple, dans son introduction [Meillet 1928, p. 3], le paragraphe sur la résistance des individus face à tout changement dans la langue), mais l’idée centrale du livre est demeurée la même.

5

Mais on pourrait aussi concevoir que la défense des langues internationales artificielles par Meillet était en contradiction avec certaines de ses idées présentées plus haut contre les « petites » langues qui avaient tendance à se multiplier en Europe.

6

Ce qui a été dit sur les différences entre les deux éditions de 1918 et de 1928 (voir ci-dessus n. 4) reste valable pour ce chapitre : il n’est pas absolument identique dans les deux éditions, mais son idée générale demeure la même. Il y a quelques différences d’ordre stylistique, mais aussi, dans l’édition de 1928, quelques ajouts (voir, par exemple, Meillet 1928, p. 282) et mises à jour : ainsi, Meillet ajoute un commentaire sur l’occidental de de Wahl qui n’existait pas encore en 1918 (p.284) et sur la situation linguistique au sein de la Société des nations, créée en 1919 (p.281).

7

Jean Perrot (1925‑2011) dit que Meillet eut là un certain « courage » dans son parti en faveur de ces langues (Perrot 1988, p. 315).

8

Cet argument d’opposer théorie et pratique, théorie et faits est une constante dans l’histoire des langues artificielles. Face aux considérations théoriques ou scientifiques souvent en défaveur des langues artificielles, les adeptes de ces dernières ont souvent mis en avant leur réussite pratique comme contre-argument. À ce sujet, voir Moret (2016), p. 219.

9

Nous avons déjà évoqué le fait que Meillet ne comprenait pas certains choix lexicaux de Zamenhof. Cependant, le linguiste avait d’autres reproches à faire à l’espéranto : « Européen oriental, Zamenhof a fait de regrettables concessions à l’archaïsme de l’allemand et surtout des langues slaves. Alors que la tendance de toutes les langues européennes est de supprimer la flexion casuelle, il a distingué un cas sujet et un cas régime, complication superflue qui fait pour les Européens occidentaux une difficulté sans profit : l’ordre des mots suffit à distinguer le sujet du complément, et, ni en anglais ni dans les langues romanes, l’absence de distinction entre un cas sujet et un cas régime ne cause un embarras » (Meillet 1918, p. 322).

10

Le lien entre socialisme et langue internationale était à l’époque fréquemment avancé ; voir Moret (2017b), p. 276‑278.

11

Aymonier s’appuiera à nouveau sur l’autorité de ce livre de Meillet dans son ouvrage L’espéranto, solution logique et pratique du problème de la langue internationale auxiliaire (Aymonier 1925).

12

E. Adam est mieux connu sous son pseudonyme d’Eugène Lanti, militant espérantiste, communiste et « anationaliste ». Sur Lanti, voir Borsboom (1976).

13

N.d.a : publié en 1905, le Fundamento de Esperanto (Zamenhof 1905) fixe la grammaire, intangible, de l’espéranto et son vocabulaire de base.

14

Alors que cet article était déjà prêt et envoyé pour publication, un autre compte rendu en espéranto du livre de Meillet a été découvert, que nous tenons à signaler pour être le plus complet possible. Ce compte rendu n’a pas été pris en compte dans le présent article, mais confirme les propos ici présentés. Il s’agit de : G. S., 1919. « [Compte rendu de :] Les langues dans l’Europe nouvelle (La lingvoj en nova Eŭropo), de A. Meillet, profesoro en “Collège de France”. Eldono: Payot & Kio., Parizo. 12 x 19 cm. 343 p. Prezo : 5 fr. », Esperanto 224, 61-62.

15

Il existe une correspondance entre les deux hommes, notamment sur des questions touchant aux langues internationales (voir ci-dessous).

16

Il donne notamment la traduction en occidental de propos de Meillet sur l’espéranto, tirés d’une lettre à Couturat de 1907 : « L’espéranto a de grands mérites, mais son succès actuel est regrettable d’un côté, puisque s’il est définitif, ce sera le succès d’une solution passablement défectueuse. »

17

On rappellera ici les travaux de Jean Perrot (1988) et de Ferenc Fodor (2014) sur la façon dont certaines pages des Langues dans l’Europe nouvelle sur le hongrois furent reçues à Budapest.

18

Archives Meillet, Collège de France, dossier « MLT 24.21 : Les langues dans l’Europe nouvelle 2/2 comptes-rendus ».

19

Archives Meillet, Collège de France, Dossier « MLT 14.5 : Tesnière − Lucien ».

Liste des figures

thumbnail Figure 1

Mondo 6, juin 1922, p. 217

Dans le texte
thumbnail Figure 2

nécrologie de Meillet en occidental dans la revue Cosmoglotta 111, nov.-déc. 1936, p. 77.

Dans le texte