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Histoire Épistémologie Langage
Volume 42, Number 2, 2020
Genèse, origine, récapitulation. Trần Đức Thảo face aux sciences du langage
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Page(s) | 49 - 62 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/hel/2020016 | |
Published online | 16 March 2021 |
Le « sens du réel » et l’indication chez Trần Đức Thảo. Une comparaison critique avec Hendrik Pos
sdvig press, Lausanne, Suisse
La double approche marxiste et phénoménologique du problème de l’indication et de l’origine du sens proposée par Trần Đức Thảo est confrontée ici aux idées du linguiste et philosophe Hendrik Pos. S’inscrivant dans un cadre théorique à la fois similaire et distinct, la position de Pos souligne l’originalité et le potentiel conceptuel de l’approche de Thảo. Elle démontre aussi la diversité des rencontres historiques entre phénoménologie et marxisme, ainsi que leur rôle historique dans l’élaboration d’une phénoménologie du langage.
Abstract
The double Marxist and phenomenological approach to the problem of indication and to the origin of meaning put forward by Trần Đức Thảo is confronted here with the ideas of the Dutch linguist and philosopher Hendrik Pos. Harking from a theoretical framework that is both similar and distinct, Pos’ position highlights the originality and conceptual potential of Thảo’s approach. It also demonstrates the diversity of the historical encounters of phenomenology and Marxism, as well as their role in the elaboration of a phenomenology of language.
Mots clés : Trần Đức Thảo / Hendrik Pos / sens / indication / origine du langage
Key words: Trần Đức Thảo / Hendrik Pos / meaning / indication / origins of language
© SHESL, 2020
1 Le problème du « sens du réel » dans la phénoménologie et le marxisme
Une des grandes promesses de l’exploration croisée de la phénoménologie husserlienne et de la philosophie marxiste menée par Trần Đức Thảo est sans doute d’offrir une nouvelle perspective sur le sens du réel, i.e. sur la dimension signifiante du monde matériel lui-même. Tant l’idée que l’impératif d’une thématisation de ce sens du réel s’annonce chez Thảo dès « Marxisme et phénoménologie » : « Le réel, c’est ce monde plein de sens dans lequel nous vivons et qui n’a justement son sens que par notre vie même » (Thảo 1946 : 2). Un enjeu majeur de la philosophie de Thảo, en effet, est de rendre compte du rapport de la conscience intentionnelle aux significations mêmes de la réalité concrète, ce monde de la vie pratique et préréflexive dans lequel, selon Thảo, l’être humain est plongé d’emblée et où la conscience, le langage, ainsi que le sens de toute activité humaine trouvent leur origine.
S’opposant à la fois à toute forme d’idéalisme et de matérialisme naïf, Thảo vise une approche totalisante, capable d’identifier et d’expliciter le rôle fondamental et fondateur du sens dans toute réalité. C’est ainsi que Thảo s’emploie à refonder les analyses de Husserl sur les structures intentionnelles de la conscience, pour les étendre à l’ensemble de la réalité concrète, au-delà des vécus et du sujet transcendantal1.
Si le projet philosophique de Thảo s’affirme très tôt et demeure remarquablement constant, sa mise en œuvre connaît plusieurs étapes. Feron (2013) propose de distinguer trois phases dans la conception que se fait Thảo des rapports entre phénoménologie et philosophie marxiste. Dans cette analyse, la pensée de Thảo se développe selon une logique qui tend à refouler la perspective phénoménologique pour s’inscrire de façon toujours plus ferme dans le cadre marxiste du matérialisme dialectique. Comme l’ont relevé de nombreux commentateurs (Benoist 2013 ; Espagne 2013 ; D’Alonzo 2017), l’attitude toujours plus critique de Thảo envers la phénoménologie ne le conduit toutefois jamais à se défaire véritablement de son héritage husserlien : même les Recherches sur l’origine du langage et de la conscience – livre dans lequel Husserl n’est plus cité – restent tributaires de la philosophie husserlienne2. À ce titre, il est évident que la distance critique de Thảo envers la phénoménologie se double d’une profonde fidélité à ses enseignements.
Pour bonne part, la réception de la philosophie de Thảo semble confirmer cette impression d’une pensée qui promet un approfondissement, voire un dépassement des intuitions et des analyses de la phénoménologie dans le sens du concret, du monde matériel, de la nature, mais qui reste inachevée et inaboutie précisément sur ce point central. La lecture originale que fait Thảo de Husserl, tout particulièrement sa remise en cause du statut transcendantal du sujet en faveur d’une prise en compte de l’expérience pratique antéprédicative et des conditions concrètes d’émergence de la conscience, sont saluées par ses critiques. Derrida y puise des éléments pour ses propres recherches sur le problème de l’origine (Giovannangeli 2013 ; Moati 2013), alors que Benoist (2013) décèle chez Thảo l’ébauche d’un premier projet de « naturalisation » de la phénoménologie (voir aussi Melançon 2016). Mais presque tous s’accordent aussi sur le fait que la philosophie de Thảo ne dépasse pas vraiment le stade de l’ébauche, de la promesse et que c’est surtout par une réappropriation et une critique de ses limites que l’ambition théorique du philosophe vietnamien s’avère productive.
Une des critiques les plus puissantes de Thảo est celle de Derrida (1990) qui, tout en suivant volontiers le philosophe vietnamien sur le chemin de la dialectique, revient sur sa manière problématique de traiter la question de la constitution et de la genèse transcendantale du monde de la praxis et du travail productif, ce réel au-delà du vécu qui, selon Thảo, préexiste à sa réflexion intentionnelle dans la conscience. La critique derridienne a ceci de particulièrement intéressant qu’elle souligne très bien comment l’analyse de Thảo s’épuise, pour ainsi dire, avant même d’avoir quitté le terrain de la phénoménologie, ou plutôt, au moment même où elle quitte celle-ci (Moati 2013 : 149 et suiv.). Dans la lecture de Derrida, le geste de Thảo visant à ancrer la conscience et les vécus intentionnels dans un « réel » qui à la fois les dépasse et en constitue l’origine semble échouer surtout parce qu’il refuse de thématiser les questions de la genèse et de la constitution au-delà du cadre du vécu intentionnel. Tout au contraire, Thảo a recours à un paradigme théorique qui lui fournit un outil bien inadapté à une telle thématisation : trop « mondain », car s’appuyant sur des conceptions de la matière reçues des sciences naturelles, le matérialisme dialectique de Thảo reste encore prisonnier du naturalisme naïf dont il cherche pourtant à s’extirper3.
À la lumière de la philosophie de Derrida, on comprend bien sûr que la voie d’une réflexion sur l’origine du vécu intentionnel – a fortiori bien distante de l’intérêt de Thảo pour la vie concrète, sociale et pratique – n’ait pas paru très attrayante à ce dernier et que le développement de ses idées l’a plutôt encouragé à rester fermement sur le sol du matérialisme dialectique, quitte finalement à devoir envisager une « sortie » de la phénoménologie et des problèmes de la constitution du sens. Il n’en reste pas moins qu’on peut se montrer déçu par ce choix, qui marque une forme de résignation et de renoncement au projet d’articuler une nouvelle théorie du sens du réel dans une double perspective phénoménologique et marxiste. On peut le regretter d’autant plus que d’autres penseurs ont aussi cherché à concilier marxisme et phénoménologie husserlienne, et – en restant de plus dans la démarche de « double dépassement synthétique » caractéristique de la première phase de la pensée de Thảo – ont tracé d’autres voies vers un dépassement « matérialiste » de la phénoménologie et vers une conception forte du sens même du réel.
Un premier exemple tout à fait passionnant de convergence entre phénoménologie et philosophie marxiste est donné par le philosophe, psychologue et sociologue géorgien Konstantin (Kita) Megrelidze (1900-1944) et tout le contexte des sciences humaines soviétiques. Élève de Husserl, de Max Wertheimer et de Wolfgang Köhler, Megrelidze propose dans son œuvre majeure, Problèmes fondamentaux de la sociologie de la pensée [Основные проблемы социологии мышления, 1937], une théorie de l’origine de la conscience et du langage qui, tout en s’inscrivant dans un cadre explicitement, voire rigidement marxiste, s’appuie également sur la phénoménologie husserlienne et la psychologie de la Forme (Gestaltpsychologie). On retrouve chez Megrelidze de très nombreux thèmes chers à Thảo, en particulier la volonté programmatique d’ancrer le vécu intentionnel dans un réel concret, une critique de la subjectivité transcendantale et de son rôle d’instance constitutive du sens chez Husserl4, la recherche d’une origine de la conscience dans son substrat matériel (celui de l’activité productive des interactions sociales), l’importance accordée au langage comme étape décisive de l’émergence de la conscience, ainsi que le rôle de l’exclamation, des gestes et de l’indication comme moments de constitution et de stabilisation inter-subjective des significations verbales et idéales, c’est-à-dire du langage5.
Faute de place, c’est toutefois vers une autre figure que je propose de me tourner ici pour explorer la problématique du sens du vécu chez Thảo : le linguiste et philosophe néerlandais Hendrik Pos (1898-1955).
Élève de Husserl (ainsi que du néo-kantien Heinrich Rickert), proche de Karl Bühler et du Cercle linguistique de Prague, Pos est un peu connu en France pour l’influence qu’a pu avoir sa philosophie du langage sur Merleau-Ponty, en particulier par son insistance sur le rôle du sujet parlant comme instance fondamentale de toute théorie linguistique (Puech 1985 ; Willems 1998 ; De Palo 2020). En relation plus spécifiquement à Thảo, c’est surtout le parcours intellectuel de Pos qui est pertinent. Partant d’une position néokantienne franchement idéaliste, quoique déjà préoccupée par les questions plus « concrètes » de l’origine du langage et de la conscience antéprédicative (Pos 1922), Pos s’est progressivement tourné vers la phénoménologie (Pos 2013 [1939]) puis vers une approche très dialectique, inspirée par Marx et Hegel, qui cherche à intégrer le langage et le sujet parlant dans un horizon historique et culturel concret (Flack 2018 : 127-144). Comme chez Thảo, la pensée de Pos offre une synthèse entre approches phénoménologique et dialectique marxiste, compliquée par l’addition de deux autres traditions, le néokantisme et le structuralisme, mais située elle aussi aux alentours de la Seconde Guerre mondiale et accompagnant la réception de la phénoménologie en France6.
Malgré cette similitude d’ordre général, une comparaison directe et globale des projets théoriques de Thảo et Pos s’avère difficile, dans la mesure où leur manière d’approcher les convergences entre phénoménologie et marxisme sont opposées. Si, comme nous l’avons vu, Thảo cale dès le départ ses réflexions dans le cadre très précis d’une convergence entre ces deux traditions, chez Pos le cheminement est beaucoup plus compliqué. Il prend plutôt la forme d’un débat à plusieurs voix, dans lequel Hegel, Marx et le matérialisme dialectique ne gagnent de l’importance que sur le tard et de façon plus diffuse. De même, alors que Thảo s’inscrit toujours plus clairement dans la perspective du matérialisme dialectique aux dépens de la phénoménologie (cf. D’Alonzo, D’Urso et Samain dans ce volume), on constate chez Pos une vraie polyphonie, un aller-retour incessant entre positions plus idéalistes ou plus matérialistes. À défaut de donner vraiment prise à une comparaison générale, les travaux de Pos offrent de très intéressantes perspectives sur des points spécifiques de la philosophie de Thảo et sa thématisation du sens du réel. En particulier, je pense ici à la question de l’indication (i.e. le geste de montrer intentionnellement quelque chose à autrui dans une perspective fonctionnelle de transmission communicative), thème que Thảo développe de façon minutieuse dans le chapitre Le mouvement de l’indication comme forme originaire de la conscience (Thảo 1973 : 9-58).
2 L’impasse de la théorie de l’indication chez Thảo
À première vue, l’intérêt de Thảo pour l’indication semble annoncer un certain déplacement du point critique de sa philosophie, qui glisse des problèmes proprement « métaphysiques » du rapport de la conscience à la réalité concrète à ceux plus « sémiotiques » du rapport entre langage et réalité. Le thème de l’indication suggère également une certaine inflexion dans le traitement de la question du sens du réel, focalisée cette fois plus sur les enjeux du sens. Jusque-là, c’était surtout le versant du réel qui avait préoccupé Thảo, comme le démontre par exemple la manière dont il se satisfait d’une définition de la réalité matérielle par le travail, la praxis sociale ou l’activité sensorimotrice – autant de notions qui se trouvent soit déjà au-delà, soit encore en deçà du problème du sens et des formes signifiantes ou expressives elles-mêmes. De même, la plupart des lectures critiques de Thảo se focalisent aussi sur son versant « métaphysique », abordant préférentiellement des thèmes comme ceux de la conscience et de son origine, du rapport entre vécu intentionnel et monde pratique, ou encore de la pertinence du matérialisme dialectique pour penser le réel et la nature au-delà de la phénoménologie7.
Le changement apparent de focalisation annoncé par la question de l’indication est a priori très intéressant. Sans dénier l’importance pour Thảo des aspects « métaphysiques » de sa pensée et de son traitement de la conscience et des processus génétiques de son émergence, d’un côté, ni la pertinence et la fécondité des critiques historiques de ces questions, de l’autre, il me semble en effet que c’est plutôt à cause de sa thématisation déficiente du problème du sens que Thảo échoue dans son projet de conceptualiser le sens du réel dans une perspective phénoménologique. D’une part, la question du sens proprement dite est restée très longtemps absente de ses réflexions et ne se pose à lui que tardivement. D’autre part, même cet intérêt tardif n’a pas amené Thảo à vraiment réorienter son projet, reconduisant au contraire celui-ci à son paradoxe initial, c’est-à-dire à la difficulté de penser le sens de la réalité concrète à partir de l’intentionnalité phénoménologique. Ainsi, ce n’est que dans les années 1960, un moment qui correspond à la découverte de Saussure et de la linguistique structurale par Thảo (Espagne 2013 : 245) que le thème du sens s’articule séparément et plus explicitement dans ses textes, en rapport au langage et aux significations linguistiques ou verbales8. Ce tournant vers le langage et vers l’exploration de son rôle dans la formation de la conscience offre alors effectivement à Thảo une opportunité de repenser de fond en comble la dimension signifiante du réel lui-même. La forme que prennent ses réflexions l’enferme immédiatement dans une approche du sens linguistique qui rend impossible une généralisation et une extension conceptuelle de celui-ci au-delà du langage.
Dans un article récent, D’Alonzo (2017) a décrit très lucidement comment Thảo met en place les éléments fondamentaux de sa conception du langage sur la base d’une critique de la linguistique saussurienne qui a surtout pour but de consolider ses propres présupposés anti-idéalistes sur la conscience et son origine. Dans un geste qui fait clairement écho à la réception soviétique de Saussure (Šor 2016 [1927]), Thảo s’attaque avant tout à deux enseignements majeurs du Cours de linguistique générale. Sans surprise, c’est d’abord la doctrine de l’arbitraire du signe qui est largement rejetée, celle-ci étant incompatible avec un des principes fondamentaux pour Thảo, l’origine matérielle et sociale de la conscience et a fortiori du langage (D’Alonzo 2017 : 63 et suiv.). En outre, Thảo conteste la notion de signe comme valeur négative et différentielle. Là encore, la thèse d’un langage replié sur lui-même, pure forme articulant ses propres significations, heurte de manière trop frontale sa vision des formes conscientes comme étant le produit d’interactions sociales conditionnées par les besoins de la vie quotidienne, de la réalité matérielle. Thảo oppose donc à Saussure sa propre conception d’un signe « naturel » et esthétique qui émerge directement de l’activité matérielle et de l’expressivité spontanée de l’homme en société et qui, tout en pouvant subir des transformations symboliques progressives le conduisant jusqu’aux formes du langage abstrait, est toujours reconductible à ses origines concrètes comme geste et comme exclamation liés à une situation de la vie réelle (ibid. 2017 : 65-68).
Dans cette théorie du langage développée par Thảo pour bonne part en réaction à Saussure, le rôle de l’indication est crucial. L’hypothèse d’un signe linguistique naturel et spontané ne lui suffit en effet qu’à expliquer l’ancrage du langage dans la vie pratique et sociale et son émergence comme couche séparée, distincte de cette vie pratique elle-même. Elle ne décrit toutefois pas encore comment cette couche peut parvenir à se structurer de manière à référer de façon symbolique et signifiante à la réalité concrète et donc permettre à une conscience réflexive et intentionnelle de se former. C’est donc précisément cette fonction que doit remplir sa théorie de l’indication : expliciter comment des gestes et des exclamations qui sont en prise directe avec une situation concrète se transforment fonctionnellement en un substrat verbal autonome qui peut d’abord signifier à distance, puis se stabiliser en tant qu’acquis symbolique intersubjectif, c’est-à-dire comme langage.
Thảo formule sa théorie de l’indication de manière détaillée dans Le mouvement de l’indication comme forme originaire de la conscience. D’emblée, la question de l’indication y est inscrite dans une problématique bien spécifique, celle de « tracer précisément la ligne de partage entre le psychisme sensori-moteur des animaux et le psychisme conscient que nous voyons se développer chez l’homme [...] » (Thảo 1973 : 11). Se distinguant des approches anthropologiques classiques, Thảo avance que c’est bien « le geste de l’indication [qui] marque le rapport le plus élémentaire de la conscience à l’objet [...] » (ibid. : 14). En plaçant ainsi l’indication sur la ligne de partage entre psychismes sensorimoteur et conscient, et surtout en lui prêtant une fonction plus élémentaire que l’activité instrumentale dans le processus d’émergence de la conscience, Thảo lui confère un rôle-clé dans l’articulation d’un nouveau rapport théorique entre monde naturel et vécu intentionnel – rapport qui doit permettre de penser non seulement la continuité génétique qui unit l’un à l’autre, mais aussi la manière dont les structures matérielles du premier viennent à se refléter ou se répercuter dans celles intentionnelles du second.
Selon Trần Đức Thảo, l’indication instaure le rapport de la conscience au monde naturel en trois étapes progressives, toutes correspondant à des situations concrètes (voir aussi Bondì dans ce volume). Dans sa forme originaire, l’indication se définit d’abord comme un « guidage à distance » (Thảo 1973 : 16) : il s’agit d’un geste pratique, non conscient et accompagné d’une composante exclamative qui sert à attirer l’attention et orienter autrui vers les objets qui sont pertinents dans une situation sociale donnée, par exemple vers le gibier en situation de chasse. Il est très important de souligner ici que, pour Thảo, ce mouvement gestuel et exclamatif se distingue déjà des gestes des animaux, qui, eux, « se rapportent surtout au côté émotionnel, essentiellement biologique, de la situation » (ibid. : 13), et, dans la mesure où ils font référence à des objets, nécessitent une proximité immédiate de ceux-ci. Les animaux touchent toujours l’objet désigné, au lieu de l’indiquer à distance (ibid. : 14), parce que, selon Thảo, ils sont incapables de se placer dans un rapport d’extériorité à l’objet, de le saisir autrement que comme une partie de leur propre monde.
Dans un deuxième temps, le mouvement de l’indication, qui est originairement destiné à autrui, peut dans certaines circonstances devenir réflexif et être adressé à soi-même. Selon Thảo, en effet, le mouvement de l’indication est généralement réciproque, c’est-à-dire que les acteurs d’une situation sociale s’indiquent les objets les uns aux autres. Or dans certaines situations, un des acteurs peut se retrouver dans une position asymétrique, ou la réciprocité de l’indication n’est plus possible. Thảo prend l’exemple d’un chasseur ayant pris du retard sur son groupe et que les autres membres du groupe appellent donc en lui indiquant la proie à chasser. Par réciprocité, le retardataire va répondre en répétant le même appel et le même geste, ce qui dans sa situation n’a pourtant pas de sens, puisque les autres n’ont pas eu à rattraper le groupe. Ce qui se passe ici, selon Thảo, c’est donc que « en raison de la situation du retardataire, le mouvement de l’indication dans sa totalité, geste et voix, revient sur lui-même, de sorte que le sujet s’indique l’objet à lui-même à partir des autres avec lesquels il s’identifie » (Thảo 1973 : 25).
Cette reprise du geste de l’indication que le sujet s’applique à lui-même permet alors, dans un troisième temps, l’émergence d’une conscience de l’objet. Selon Thảo, « à partir de la forme objective de l’indication [...] va se constituer la forme subjective, qui définit le premier rapport intentionnel du sujet à l’objet, comme conscience originaire de l’objet » (ibid. : 18). Cette conscience sera d’abord sporadique, mais elle se stabilise progressivement via la répétition collective et l’intériorisation par le groupe des rapports intentionnels à l’objet instaurés par l’indication, puis via la réappropriation par l’individu de ces rapports comme un acquis social disponible, c’est-à-dire comme un langage qu’il peut s’adresser à soi-même. Et Thảo de conclure : « la conscience est le langage que le sujet s’adresse à lui-même, en général sous la forme esquissée du ‘langage intérieur’ » (ibid. : 34).
Pour Thảo, la démonstration est réussie : l’indication est ce geste doublé d’une exclamation qui, tout en appartenant entièrement au monde matériel et pratique, permet la mise à distance et l’extériorisation des objets de ce monde – et par là-même la constitution d’une instance subjective qui se dirige alors intentionnellement vers lui. La conscience originaire n’est d’abord rien d’autre que le sujet s’indiquant à lui-même, dans un langage intérieur, les objets de sa vie pratique, concrète. Le lien de ce langage intérieur avec la réalité concrète est par ailleurs doublement garanti : d’abord – c’est ce que démontre le geste de l’indication elle-même –, parce que le langage intérieur émerge directement du monde social de la vie pratique ; ensuite, parce que le langage intérieur ne fait que reprendre ou répéter, pour le sujet lui-même, les significations matérielles déjà constituées dans le monde objectif. Comme le rappelle Thảo, s’appuyant ici sur le matérialisme dialectique, il y a en effet un
langage de la vie réelle […] antérieur à la conscience. Sa signification consiste à exprimer immédiatement le mouvement même des rapports matériels, et c’est cette signification objective, non consciente, que les sujets se communiquent tout d’abord entre eux dans leur « comportement matériel ». Cette signification devient subjective quand le sujet se l’exprime à lui-même, dans le langage intérieur ou la conscience, qui est bien ainsi originairement une « émanation directe du comportement matériel ». (ibid. : 35-36)
On voit bien tout ce que peut avoir de décevant le retour au « langage de la vie réelle » et aux présupposés du matérialisme dialectique sur lequel débouche l’analyse thảocienne de l’indication. En particulier, on constate que la notion d’un sens du réel retombe immédiatement au niveau déjà thématisé dans les ouvrages précédents de Thảo, celui de la pratique sociale, du comportement, du psychisme sensorimoteur. On pouvait certes espérer que le geste de l’indication permettrait à Thảo de thématiser un processus plus « sémiotique », où l’activité gestuelle et corporelle servirait à esquisser et différencier des sens prélinguistiques et fournirait ainsi – en localisant l’émergence concrète du sens dans l’activité pratique – une certaine « prise » sur le monde, un point d’appui ou d’orientation initial à partir duquel s’institueraient ou se creuseraient des rapports signifiants à même le réel. Mais tout ce que fait l’indication selon Thảo, en définitive, c’est de poser l’extériorité d’objets déjà constitués et dont le sens propre ou « matériel » ne dépend donc aucunement ni de l’activité indicative, ni des structures intentionnelles que celle-ci fait émerger.
À ce titre, cette définition de l’indication représente un double échec pour Thảo lui-même, ou du moins pour l’ambition phénoménologique qui animait ses recherches jusque-là. Conçue ainsi, l’indication empêche tout d’abord de véritablement expliquer comment le langage, qui est toujours ancré dans des gestes résultant de situations sociales concrètes, peut aboutir à des significations abstraites et faire référence à des entités qui ne sont pas données à un moment ou un autre dans la vie pratique (Tochahi 2013 : 197-199). Puis surtout, comme le souligne D’Alonzo (2017 : 73), parce qu’elle fait se correspondre la genèse de la conscience et du langage, la théorie thảocienne de l’indication élimine la possibilité même d’une conscience antéprédicative, élément pourtant crucial de sa critique matérialiste de Husserl. Paradoxalement, l’indication instaure une séparation très nette entre les significations du monde objectif constitué – qu’il est désormais interdit de penser en termes de structures intentionnelles prélinguistiques – et leur reconstitution ou restitution dans les formes intentionnelles du langage et de la conscience, qui n’ont plus qu’un statut dérivatif, celui de « reflet » du « langage de la vie réelle ».
À la décharge de Thảo, il faut relever ici que cette dépendance univoque tant de l’indication elle-même que des formes intentionnelles du langage et de la conscience vis-à-vis des significations objectives du monde matériel se retrouve de façon curieusement similaire dans la première Recherche logique de Husserl. Le texte de Husserl, on le sait, assigne dans sa définition du signe linguistique un rôle central à l’indice (Anzeichen), qu’il distingue tant de la signification objective (Bedeutung) que de l’expression (Ausdruck). Or on peut constater tout d’abord que – bien que conçu de façon plus générale – l’indice sert chez Husserl comme chez Thảo de structure de renvoi aux objets et aux significations dans la communication verbale ou l’échange intersubjectif. De plus, les objets et les significations auxquels renvoient l’indice ou l’indication sont quant à eux toujours déjà constitués – idéalement comme essence (Wesen) pour Husserl, matériellement en tant que « langage de la vie réelle » pour Thảo. Enfin, on trouve un intriguant parallèle au niveau de l’expression, qui correspond chez Thảo au « langage intérieur » que le sujet s’adresse à lui-même et qui chez Husserl n’est donnée dans sa forme pure que dans « la vie solitaire de la conscience ». En d’autres termes, la notion thảocienne d’une indication intériorisée et transformée en rapport intentionnel à l’objet par un sujet s’adressant réflexivement à lui-même ressemble fort, sur ses points essentiels, à l’analyse logique de Husserl, pour qui c’est dans le rapport réflexif de la conscience à elle-même, lorsque l’expression est libérée de la fonction référentielle de l’indice, que le sujet accède sur un mode intentionnel à une signification objective déjà constituée.
Que conclure de ce curieux rapprochement entre les approches de Husserl et de Thảo ? Qu’il trahit une dépendance de la lecture thảocienne de Husserl au logicisme initial de ce dernier, une incapacité à prendre en compte les développements ultérieurs de la phénoménologie husserlienne, par exemple la notion de monde la vie (Lebenswelt) et la phénoménologie génétique ? Ou devrait-on y voir plutôt une certaine redondance de la phénoménologie husserlienne qui, dans sa conception du signe et du langage, n’offre pas une alternative au matérialisme dialectique de Thảo, mais en constitue plutôt une sorte de miroir idéaliste ? Il semblerait dans tous les cas que, plus que le recours au matérialisme dialectique, ce sont des contradictions inhérentes à l’approche du langage et de la signification chez Husserl lui-même qui empêchent Thảo de dépasser la phénoménologie dans la direction du concret et d’un sens antéprédicatif de la réalité matérielle.
3 Vers une phénoménologie expressive de l’indication : Hendrik Pos
Pour conforter une telle lecture, on peut rappeler d’abord que c’est aussi sur les paradoxes de la première Recherche logique que se sont focalisés les commentaires « marxisants » de Husserl en Russie (Šor 2016 [1927]) et, surtout, la fameuse critique de Derrida dans La voix et le phénomène. On sait bien, en effet, que Derrida a vu dans l’hypothèse husserlienne d’une pure expression à soi-même de la conscience une sorte de péché originel de toute la phénoménologie, l’énonciation d’une aporie dont Husserl ne saura jamais s’extirper et qui entraîne avec elle tant le mythe d’une pleine présence du donné originaire que l’impossibilité de penser cette présence en termes de sens et de signification (Derrida 1967). Au-delà de la fragilité de la théorie husserlienne sur ce point, on peut montrer par ailleurs que la question de l’indication se laisse traiter bien autrement : d’impasse ou de cul-de-sac pour la phénoménologie, elle peut en effet se transformer en un levier conceptuel pour penser une genèse intentionnelle du sens dans la réalité matérielle et pratique. On en veut pour preuve – qui restera ici certes bien partielle – l’interprétation de l’indication fournie par Pos.
Pos aborde la question de l’indication en détail dans un article de 1933, Le langage comme fonction symbolique. Son propos est d’y poser la question de l’origine du langage, étant donné qu’il définit le langage lui-même dans une perspective anthropologique et fonctionnelle comme « un des moyens que l’intelligence emploie afin de rendre possible la réalisation d’une ambition et grâce auquel, de plus, de nouveaux buts sont proposés à la volonté » (Pos 2013 [1933] : 116). Selon Pos, le langage s’assimile à un outil « qui permet de dépasser les limites initiales des possibilités humaines » (ibid. : 118) et qui, comme de nombreux instruments, trouve sa première origine dans la main :
L’acte de langage originel est le geste, lequel prend sa source dans le mouvement de la main. La main tendue qui n’atteint pas son but se convertit en une main qui réalise un acte de langage ; alors qu’en soi elle reste un organe qui n’atteint pas son but, elle est comprise et finalement se comprend elle-même comme une main qui indique. (ibid. : 119)
Tout comme Thảo, Pos place son analyse de l’indication dans un horizon concret, celui des interactions sociales et des buts pratiques de l’activité humaine. Le langage et ses significations ne sont pas définis comme une forme intelligible, abstraite et arbitraire, mais sont d’emblée envisagés comme le résultat d’une activité, et plus particulièrement d’une activité frustrée (Samain, ce volume). À la source du pouvoir de symbolisation et de signification du langage, on trouve un acte inabouti, celui de tendre la main pour prendre ou toucher quelque chose qui est hors de portée. Selon Pos (ibid. : 120), le geste de la main tendue est d’abord défini négativement par son échec, son incapacité à atteindre la chose, mais il peut être réinterprété positivement comme une demande d’aide. Les gestes déictiques ou indicatifs n’existent d’abord qu’en relation à des objets qui sont hors de portée, mais ils peuvent ensuite être généralisés à tout geste où la main est tendue, qu’elle atteigne son objet ou que celui-ci soit complètement absent, parce que « l’indication persiste, pour ainsi dire, comme une puissance libre » (ibid. : 120).
Comme chez Thảo, l’indication sert donc initialement à orienter autrui vers un objet extérieur. Pour Pos, néanmoins, elle ne permet aucunement la constitution d’un rapport intentionnel à cet objet posé comme extériorité, comme signification matérielle. L’indication en elle-même, c’est-à-dire le pur geste déictique de la main tendue, n’est en effet pas suffisamment précis et nécessite d’être complété par un geste « mimétique » pour véritablement circonscrire l’objet visé. Or le geste mimétique lui-même, selon Pos, constitue une sorte de forme secondaire d’indication, un dépassement fonctionnel du geste déictique qui complète celui-ci lorsque – comme le geste de la main tendue avant lui – il échoue dans son but. Le rapport à la réalité objective ou à la signification de l’objet que permet l’indication ne repose donc pas sur une prise de conscience réflexive de l’objet indiqué, mais reste dépendant de l’activité gestuelle, qui est, elle-même, sujette à une réinterprétation fonctionnelle par autrui. Dès lors, le sens objectif que peut instaurer l’indication n’est jamais quelque chose qui peut être donné immédiatement à la conscience ou repris comme vécu intentionnel dans un « langage intérieur » adressé à soi-même. La signification de l’objet posée par l’indication, au contraire, reste inhérente à l’expressivité du langage gestuel, elle constitue tout au plus une restitution mimétique de l’objet par le geste.
Tout en donnant au langage un fondement social et matériel comparable à celui que lui attribue Thảo, Pos se distingue ainsi fondamentalement de ce dernier en maintenant une claire séparation entre langage et conscience d’une part, en reconnaissant l’expressivité propre aux significations du langage d’autre part. On le voit nettement, la conscience est antérieure au langage chez Pos, puisque c’est une réévaluation fonctionnelle par autrui qui permet selon lui la transformation des gestes de préhension en indication puis en imitation : « Sans l’intelligence, ce geste ne pourrait ni être reconnu comme une main qui indique, ni se connaître et se vouloir lui-même comme tel » (Pos 2013 [1933] : 119). Comme le langage institue progressivement ses propres significations à partir de l’indication et de l’imitation, de plus, l’idée d’une continuité entre sens linguistique et prélinguistique est aussi préservée. Autrement dit, Pos envisage bien la possibilité d’un rapport conscient et intentionnel à un monde pratique dont le sens ou la dimension signifiante inhérente n’est pas celui du langage, mais bien « la signification dans sa forme originaire, comme l’actualité de la vie elle-même » (ibid. : 223).
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D’après Espagne (2013 : 236), la question du sens de la réalité concrète est probablement ce qui a attiré Thảo vers la phénoménologie : « Certes c’est a posteriori, alors qu’il a déjà opéré son virage marxiste, que Trần Đức Thảo explicite le monde de la vie comme le milieu de l’histoire humaine et la méthode génétique comme “une analyse historico-intentionnelle, où l’univers se constitue dans le mouvement réel du temps”. Mais sans nier la réalité d’un éclairage rétrospectif, on peut se demander si la curiosité pour un mode de pensée selon lequel “l’intelligible s’engendre sur le sensible sans se réduire à lui” n’est pas première. Les virtualités de la conscience vécue pourraient avoir été un élément premier dans la relation de Trần Đức Thảo à la phénoménologie, et non pas un développement a posteriori ».
Ce rôle ambigu du concept de « nature » se retrouve dans la lecture de Benoist (2013 : 27), qui souligne la fécondité du geste théorique de Thảo cherchant à thématiser le réel et la « nature » de façon nouvelle, tout en questionnant d’emblée le recours à un matérialisme dialectique « anachronique »: « Une telle perspective [le matérialisme dialectique], dans ce qu’elle peut avoir d’anachronique même, jette un jour différent sur cette question de la naturalisation telle qu’elle est redevenue centrale dans le débat contemporain. Je pense qu’un tel déplacement de perspective présente le grand intérêt philosophique de permettre de rouvrir la question de ce qu’il faut entendre par ‘nature’, là où un programme de naturalisation est recherché et mis en œuvre ».
Thème d’ailleurs récurrent de la réception russe de Husserl et qui s’amorce déjà avec la lecture qu’offre Gustav Špet des Ideen dans L’apparaître et le sens [Явление и Смысл, 1914], cf. aussi Haardt 1993 ; Dennes 1998.
Megrelidze s’inscrit sur ce point aussi dans une tradition russe importante, celle du marrisme (d’après Nikolaj Marr [1865-1934]), qui a constitué la doctrine marxiste officielle du langage en Union soviétique jusqu’en 1950 (cf. Friedrich 1993). On peut constater par ailleurs d’autres rapprochements entre la linguistique marriste et la phénoménologie, dont le commentaire de la première Recherche logique de Husserl donné par Rozalija Šor, collaboratrice de Gustav Špet et de Marr lui-même. Ce texte, Expression et signification, est disponible en anglais (Šor 2016 [1927]) et se rapproche des positions de Megrelidze.
Le rôle de Pos – qui a étudié à Paris avec les linguistes Antoine Meillet et Jacques Vendryes et a participé très activement aux Recherches philosophiques, y publiant pas moins de six articles – comme acteur de la réception de la phénoménologie en France (et tout particulièrement son rôle de médiateur entre Husserl et Merleau-Ponty sur la question du langage) mériterait une analyse approfondie.
Même Tochahi (2013), qui aborde directement les questions de la signification et de l’indication chez Thảo, développe son argument à partir d’une discussion « métaphysique » de la Lebenswelt husserlienne et de l’Ursprung heideggerien. D’Alonzo (2017 : 53-54) note quant à lui que la recherche de Thảo sur l’origine du langage, par exemple, n’a que rarement attiré l’attention des chercheurs.
Avant la découverte de Saussure, le langage joue certes un rôle important pour Thảo, mais il est réduit au statut de simple copie ou de reflet de la vie pratique et donc le thème de la signification linguistique (ou de la signification en général) ne se pose pas en tant que tel (D’Alonzo 2017 : 59).